« Finelli » – tel est le nom que cet homme rachitique a toujours prétendu avoir – traversait dans l’obscurité le long couloir de briques humide qui devait le mener à la bibliothèque. Il marchait à bonne allure, avec une assurance pareille que s’il la traversait en plein ciel, et, quand bien même il l’eut parcouru toute sa vie, dans ces ténèbres épaisses qui depuis peu poussaient entre les pavés et les briques des murs comme une mousse corruptrice, s’élevait du sol à en dissimuler les obstacles, il fallait la témérité d’un inconscient pour se mouvoir ainsi.
Le couloir n’était éclairé que par quelques infiltrations lunaires permises par des grilles disposées ça et là au plafond. Elles ne permettaient cependant pas d’y voir à plus de cinq pas au-delà des faisceaux qu’elles généraient ; elle était bien loin la dernière que le vieillard croisa quand il arriva à la porte, mais dans l’ombre complète il n’eut pas besoin de tâtonner et trouva immédiatement la poignée de la porte de la bibliothèque.
Le vieil homme saisit alors fermement cette poignée et la souleva vers le haut. Il faufila ensuite quelques doigts tremblants de son autre main entre deux des planches de bois de la porte juste au dessus de la traverse d’acier. Il atteint ainsi un écrou qu’il souleva légèrement, qui était relié à un mécanisme discret de blocage de la porte. Ainsi, il put la faire pivoter en s’appuyant contre elle de tout le poids de son vieux corps.
Le bruit que fit la porte en raclant le sol dut surprendre jusqu’aux diables des souterrains.
Le bruit cessant, le silence et le calme des morts présents paraissait anormal dans la pagaille qui s’ouvrait au vieil homme, telle qu’elle ne pouvait être qu’une œuvre de tout instant, de toute minute, de toute seconde, et il semblait alors que la bibliothèque s’était seulement faite silencieuse, avait suspendu son activité pour observer le perturbateur.
Il y faisait sombre. Quoi que le plafond fut très élevé, la lueur obscure produite par l’unique ampoule, crasseuse au demeurant, balançant mystérieusement à son fil comme sous les petits coups de doigt d’un fantôme éternellement ennuyé, n’éclairait pas jusqu’au sol. L’intensité irrégulière dégagée par cette unique source de lumière donnait l’effet d’un feu de camp, et les ombres agitées sur les murs semblaient des rôdeurs silencieux, des diables plaisantins comme n’attendant qu’un malheureux à chahuter.
Durant un long instant le vieillard demeura complètement immobile dans l’ombre du seuil. Petit à petit sa respiration se fit si basse que ses poumons, en se gonflants si peu, n’induisaient plus aucun mouvement de son ventre. Sa tête, qui balayait patiemment la bibliothèque du regard, fini par tourner si lentement sur son buste de pierre que le pivotement en devint imperceptible. Si une foule entière l’observait à ce moment là, peu, il ne fait aucun doute, auraient été capables de voir qu’il bougeait encore, sinon ceux dotés du moins d’une bonne mémoire visuelle et qui, avec une patience au moins aussi exceptionnelle que celle du vieillard, l’auraient observé assez longtemps pour pouvoir comparer deux photographies mentales, l’une de Finelli un bien long moment avant l’autre, de Finelli, au regard déplacé de si peu que ce soit. A qui aurait ensuite voulu déterminer s’il était humain ou l’on ne sait quelle sorte de farce, il aurait fallu bien de la minutie, et une bonne dose d’audace : percevoir le mouvement de l’homme c’était s’exposer à la terreur ; c’était zyeuter un précipice sans fond, un acte dangereux pour l’équilibre, pour l’équilibre mental. Il y avait à risquer de voir cela : ce mouvement, plutôt, le rendait assimilable au démon, tapis et patient, calculateur et – qui, sans malice, doit se tapir en non-vivant ? –, serviteur des sombres pensées. Ou il semblait une poupée de cire, ou il semblait un automate : il était n’importe quoi d’effrayant et d’éloigné du genre humain mais qui tenterait consciemment de l’imiter.
Le vieil homme resta longtemps immobile. Et voilà ce qu’il fit : Une fois qu’il eut achevé de mettre à jour son itinéraire mental à travers les obstacles toujours nouveaux dans cette bibliothèque – la disposition changeante de ce lieu était récente –, il revint comme à lui-même, dans la douleur, car le temps qu’il passa figé avait ankylosé ses vieux membres. Il inspira lentement, mais puissamment et la vie réapparut dans ses yeux – oh quelle est-elle cette étincelle subtile dans le regard d’un Homme, qu’il n’y a pas de mot pour décrire mais que chacun sait voir, qui n’apparaît pas derrière l’iris des morts ? –, et l’étincelle réapparut, progressivement, comme s’il rappelait par les narines son âme évadée ; son corps reprenait vie, et cet air absent de son visage s’estompa ; ses doigts se contractèrent et s’étirèrent plusieurs fois lentement ; ses poumons gonflait de plus en plus, et tant que son torse élargi brisa comme en réaction l’enveloppe de pierre qui l’avait contenu longuement. Il soupira.
Le vieil homme, de nouveau humain.
Ses épaules montaient et descendaient normalement, au rythme de sa petite respiration. Il réalisa que ses yeux, à force de ne pas cligner, étaient secs. Il se les frotta. De nouveau, il inspira lentement, puis expira calmement, quoi qu’avec énergie tout l’air, comme pour expulser par la bouche, avec détermination, les dernières particules de cette chose qui l’avait habité. A présent, il pouvait avancer.
Il pénétra dans le petit vestibule ouvert de la bibliothèque et saisit, à l’intérieure d’une petite alcôve située à sa gauche, une boîte d’allumettes et une lanterne. Il s’accroupit, déposa la lanterne et gratta une allumette en l’abritant derrière la trappe de l’objet, veillant à ne pas exposer la flamme chétive aux courants d’air. Pendant quelques secondes pourtant il fixa la flamboyance miniature comme s’il y avait aperçu un monde – « … se consume vite… » –, et soudain la jeta dans la lanterne, et soudain la lumière au pas alla se poster tout autour du vieillard. Les ténèbres furent chassée dans les interstices de la bibliothèques, entre les fentes des briques, derrières les livres, dans les étagères, mais toujours présentes et palpables, mais toujours aux aguets.
Le vieillard et sa procession lumineuse avancèrent. Il faut là noter une étonnante singularité : Ces mains flétries, pareilles que celle d’un mort, sans trop de chair pour cacher assez de muscles, portaient une lanterne d’apparence robuste, tendue et sans le moindre tremblement. Le lecteur pardonnera, je l’espère, cette digression ainsi que les précédentes. C’est que, dans les détails, dépassent les secrets d’un homme. D’un « homme », ou de ce qui en a l’apparence. Il faut voir que l’aspect de celui-ci, apparemment vieillard, à l’allure de mort-vivant, saurait être confondu avec l’un de ceux-là tels qu’ont saurait se les présenter : flétri, portant, toujours, mais absent ; symptôme d’un monde malade… Oh, dans son esprit, ces derniers temps, c’était pire que cela. Il se voyait comme l’origine de la métamorphose du monde, et chacun de ses pas ombrageait à jamais les lieux qu’il foulait. Il s’imaginait cela être son châtiment : devoir vivre en monstre.
Finelli avançait à travers les étagère sombres, pourries d’humidité, peu garnies, avec toujours cette assurance qui confinait à la folie dans la pénombre. Il semblait qu’il n’avait pas besoin de regarder où il marchait. Et pourtant il fallait bien que quelque sens soit actif pour que, les pieds baignant dans un épais miasme d’ombre, que la lanterne ne savait éroder, il évitât chacun des livres, chacune des parties effondrées d’étagère que les mites détachaient, et toutes ces autres choses qui jonchaient de manière chaque jour nouvelle le sol. Voyons là l’exemple de ce cadavre de singe, d’augure sinistre (et confirmée), que le vieillard avait repéré il y a quelques jours sans oser y toucher… Avait-il, à ce propos, changé de place ? « Non… » Il préféra penser qu’il rêvait… Il préféra aussi ignorer ces ombres tentaculaire, qui ne pouvaient pas être le fait d’obstacles à la lumière, qui sinuaient le long des étagères comme un lierre ténébreux.
Ignorant le mal, ignoré par lui, Finelli avançait dans la bibliothèque.
Il est étrange de constater comme ce vieil homme ressemble à son environnement. Se fondre dans un lieu à ce degré de déchéance, voilà qui est soit l’acte d’un sacré audacieux, soit l’absence d’acte d’un sacré apathique, et il ne saurait exister aucun caractère autre que ces deux là – et extrêmes –, pour entraîner un homme à s’amalgamer à une aberration architecturale pareille. En vérité, cette harmonie des apparences avait été ordonnée avec autorité. Le vieillard, cependant, n’était pas le commandant excentrique qui décore pour satisfaire des goûts ténébreux : il était l’inverse, l’objet du lieu.
Il lui arrivait de se demander pourquoi il était si passif, s’il l’avait toujours été ou s’il avait été rendu tel : il trouvait confortable de penser que son intelligence, qu’il croyait moyenne, et ses talents, qu’il croyait sans éclat, étaient la cause de son impuissance. Il s’était accommodé à l’idée d’être un objet du monde. Monde duquel il était, de fait, en tant qu’acteur, retiré. L’idée, pour le vieillard, n’avait rien de si désagréable. Il lui avait été accordé, par celle-ci, le droit au repos depuis longtemps. Mais aurait-il du se laisser à croire qu’il avait les moyens d’agir sur le monde ? Y croire l’aurait-il rendu assez fort ? Suffisamment fort ?… Et quand bien même, les gesticulations qu’il aurait produit auraient-elles été plus que des gesticulations insignifiantes dans l’œil de celui qui connaît la nature de l’existence, du « par-delà » le vivant ?
Ah, tandis qu’il marchait dans l’étroite allée de la bibliothèque, ces questions lui revenaient et le ton sur lequel elles étaient formulées se faisait plus autoritaire, plus sévère. Il avait longuement travaillé pour construire un raisonnement solide qui lui permettait de se regarder innocent. Il doit bien être possible d’être complice d’une horreur par passivité, pensa-t-il. Non ! Faut-il que les idiots même, les faibles aussi, s’acharnent à tenter des accomplissements qui ne sont pas dans leurs moyens ? Ah, mais c’est l’acharnement de ces idiots de bien, incapable de prévoir des conséquences néfastes du mieux intentionné de leurs actes, qui est certainement la cause de cet état du monde… Un idiot n’est pas nécessairement dépourvu de sagesse, et par sagesse on laissera faire celui doté d’un meilleur esprit. Il s’en fallut de peu : Finelli n’y pouvait rien.
« Vraiment ? »
Pourquoi ces tourments ? Il y avait là, tapis au fond de l’âme de ce vieillard un enfant braillard et imbécile qui hurle vouloir sauver le monde, qui hurle vouloir sauver le monde ! Qui hurle vouloir sauver le monde maintenant que le temps lui rendait la tâche plus difficile que jamais.
« Silence, enfant ! Laisse moi en paix. Tu ne comprend rien au monde. Tu n’as pas mon expérience. »
Bien qu’il eut longuement marché, le vieil homme ne soufflait pas lorsqu’il parvint à sa destination, au fond de la bibliothèque. Comme il était le dernier à y venir, il s’était aménagé un coin où passer ses journées. Il était parvenu à déplacer quelques-unes des étagères qui formaient les allées étroites en les vidant de leurs livres pour avoir juste assez d’espace où installer trois objets. Le premier était une lampe à tige haute qu’il avait recouvert d’un abat jour de récupération (un assemblage de mouchoirs cousus autour d’une structure de ferrailles) et qui accomplissait sa tâche : atténuer la lueur crue de la lampe, quoi que pas bien violente tant l’ampoule était elle-même crasseuse… Et c’est une couronne de lumière verte qui était projetée tout autour du vieillard ; parfois aussi quelques ombres gigantesques d’insectes qui, occasionnellement, venaient se poser sur l’abat jour. Sous la lampe se trouvait un fauteuil qui avait dû être une belle pièce à une autre époque. Ce n’était aujourd’hui plus que le vestige d’un temps passé, mais il était bien bâti et d’une constitution robuste. Il faisait également, tout délabré qu’il était, bien son office. Le dernier objet qu’avait installé Finelli était un vieux guéridon, dans un bois qui semblait parvenu au même cycle de vie que le vieillard et qui menaçait de s’effondrer à tout instant. Là, configuré par ces trois objets, se trouvait l’espace intime de Finelli.
Il y avait sur le guéridon un livre sans titre ; sans auteur non plus. Le vieil homme l’aimait bien. Il trouvait que ce livre se rapportait correctement à sa vie triste, solitaire et invisible ; et dans ce qui y était raconté ; et dans sa manifestation anonyme au monde. Les images et la poésie qui y étaient inscrites avaient ce quelque chose de rare et de personnel, non de génialement dit, mais de génialement intime : c’était le manifeste d’une âme qui ne cherche pas à séduire, livrée comme elle est, et dont la maladresse, l’absence de génie et l’acharnement témoignent de la sincérité. Dans cette bibliothèque où s’entassent ces centaines de milliers de livres d’illustres génies égocentriques, il fallait que dans l’écrit seul de cet anonyme gourd Finelli y trouve une expression réellement artistique, sensible, dénuée des fards dissimulateurs que sont le talents et l’habileté.
Ce livre enjolivait l’expérience du vieillard en poétisant les souffrances, la solitude et les faiblesses d’une personne peut-être fictive, mais en donnant alors force, sens et beauté aux troubles et aux peines de Finelli.
Il y avait maintenant dix ans qu’il lisait ce livre en boucle. C’est du moins ce qu’il se disait : Il se pouvait que cela fasse depuis bien plus longtemps que le vieillard s’adonnait à cette lecture.
Il resta un petit instant devant le fauteuil, à regarder le livre. Il le saisit, s’assied, l’ouvre, le ferme, et pendant les longs moments suivant se mit à sangloter, la tête dans ses vieilles mains. Tout le temps qu’il fut ainsi, la bibliothèque s’arrêta, comme attentive aux tourments de cet homme qui l’habite : la lampe cessa de grésiller ; l’insecte qui s’était posé sur l’abat-jour demeura immobile. Les ténèbres grouillantes au sol cessèrent leurs procession. L’espace entier de l’immense bibliothèque n’était plus empli que par les sanglots du vieillard.
Par moment Finelli sanglotait exagérément plus fort, intentionnellement, peut-être : chose étrange pour un homme qui se sait seul ; chose tragique pour un homme qui ne se sait entendu que par des fantômes, ceux-là qui ne viennent jamais au secours des humains.
De toute façon, il n’y avait rien à changer. C’était mieux ainsi. « Que le monde finisse ! » Il n’y avait rien de bien ici qui ne naisse ailleurs que du mal, à l’instar de son livre, né des souffrances d’un anonyme. Il aurait voulu être un héro, mais il fallait l’existence des méchants et des souffrants pour l’être ; sauver le monde : C’était impliquer qu’il saigne, ce monde. Non, lui, Finelli, ne désirait pas cela qui est mauvais. Est-ce que ces « héros », philosophes, écrivains, artistes, politiciens, et autres qui voulaient « sauver le monde », le « changer », se complaisaient dans l’océan de souffrance qui donnait un sens à leurs existences ? Certainement. Si ceux-là avaient vécu dans un monde utopique, ils auraient été des renégats ; ce même caractère d’agité qui les a fait si vertueux dans une société sombre où l’on peut alors briller les aurait fait renégats dans une société où l’ennui et l’immobilité sont la clef de la paix. S’il y a un Dieu en ce monde, et qu’il est bon, alors les souffrants n’ont pas âme ni conscience : ils sont une projection par l’œil d’un Dieu bienveillant qui veut donner sens à la vie d’un être aimé et désemparé par l’existence.
Oui, c’était lui, Finelli, le véritable héro de ce monde. Il s’était sacrifié au cas où un Dieu bon, tel que le vieil homme pouvait seulement concevoir qu’il puisse être, n’ait pas existé. Car lui, Finelli, n’agit jamais.
Il cessa de sangloter. Il ouvrit son livre et se cala profondément dans son fauteuil. C’était bon et doux.