Dans mes moments de mélancolie, de douce mélancolie, je veux dire ; je me promène sur cette plage. Cela inquiète toujours beaucoup Zulie, qui craint ce qui peut s'y trouver, et qui craint que ces balades ne traduisent une douleur intense et déchirante.
Il y a ce que je peux lui avouer et ce que je ne peux pas ; et ce que je peux lui avouer, elle ne le comprend pas. Ma nature sensible m'amène parfois à ressentir le courant de ce que je me figure comme étant les gigantesques bras fantomatiques de qui joue la vie, et passant dans le ciel, au-dessus de ma tête, pour aller saisir ici l'un, ici l'autre. Comment dire à Zulie que, aussi malséante que puisse paraître cette sensation, elle n'est pas déplaisante ? Les forces de la vie, quand vous n'êtes qu'ignorés de celles-ci, sont bonnes et douces à sentir, et il est saint et salutaire pour ma construction mentale de m'arrêter parfois pour observer leur terrible puissance, observer leur immensité, et voir et savoir qu'elles existent, ces forces, et qu'elles ont le pouvoir de me détruire sans même le réaliser.
Ici et là, l'un ou l'autre se pare de couronnes, s'est illusionné de sa propre puissance. Et il en est pour croire à la réalité de ce spectacle grossier, à la matérialité des ombres gigantesques que ce roi projette sur un mur. Cet immense bras fantomatique, que je peux voir, parfois, me permet de me ressentir petit, de me ressentir tel que je suis vraiment : destructible. Et au plus proche du réel, je sais un peu mieux ce que je dois faire, je crains moins de mal faire, car je ne surévalue plus ma taille. Je suis moins gauche, plus habile de mes mains, car je vois justement jusqu'où mon bras porte. Je ne crains plus les autres non plus, car je sais d'où vient qu'ils ont une ombre qui paraît si grande.
Si cette pensée pourrait alors m'amener à douter de l'importance d'agir, laisser place à un « à quoi bon toute chose si nous sommes réellement insignifiants ? », me faire sombrer tout entier dans le nihilisme, il n'en est rien. Car plutôt que douter que mon action importe, je préfère douter qu'elle n'importe pas. Ainsi préparé mentalement, l'agir m'est une pratique sereine.
À cela, j'ajoute que nous autres humains sommes des créatures agitées, tenant l'action, peu importe laquelle, pour nécessaire. Cela tient sans doute à la fragilité de nos constitutions, dont la dégradation perpétuelle implique l'entretient continuel, l'action continuelle. Observez comme le désoeuvré s'imprègne tant qu'il peut de toute substance pourvu qu'un instant seulement, et qu'en importe le prix, il soit hors d'état d'agir, chimiquement satisfait, et excusé de ne rien faire. En dehors de ces temps, tout instant d'inaction est inacceptable.
Alors, puisqu'il me faut agir, je dois pouvoir le faire sans crainte, avec justesse, et le sentiment de ma petitesse et celle de mes pairs est de nature à me conforter. Car je vois, sous le ciel et sous les bras de ces géants qui jouent la vie, que les hauteurs humaines ne présentent en fait que des variations infimes, qu'il n'y en a pas à laquelle je dois craindre de ne pas être. Ne surévaluant pas ma taille, je sais me garder de manier ce que mon corps d'humain ne saurait rattraper en cas de perte de contrôle, en cas d'erreur.
Si j'introduis ce texte par cette idée, c'est à dessein. D'écrire m'est nécessaire pour consolider mes pensées, et il faudra qu'elles soient affirmées pour ne pas me laisser ébranler par la tâche de traduction qui m'attend, car le récit que je vais vous rapporter est celui d'un homme au regard tragique dont je puis sentir les effets d'une contamination ; dont les visions, si elles étaient justes, signifieraient la vanité de toute action.
Cette plage, le long de laquelle je me promenais, ne rend pas seulement visible les lointaines et immenses forces du ciel, elle est peuplée d'innombrables fantômes qui agonisèrent en silence : D'innombrables bouteilles se déposent sur cette plage, contenant un message, l'expression d'une souffrance, souvent. Je suppose qu'il y a, de l'autre côté de cette mer, une culture qui consiste à taire ses douleurs et à plutôt les écrire pour les jeter pudiquement dans une bouteille à la mer. Les messages viennent écrits en diverses langues, aussi j'imagine qu'une routine sociale, solidement établie sur un besoin primaire d'expression, s'est développée tout le long d'un continent lointain.
En dépit de mes recherches, je ne pus réunir d'informations qui me permirent de comprendre le fonctionnement des courants qui amènent ces bouteilles sur cette plage. Mais dans tous les cas, cet où je me promène ne peut que se trouver au confluent de terribles forces qui courent si loin dans l'immensité marine que je ne sais les voir toutes entières et ne peut alors envisager d'en réaliser l'étendue.
Et ce soir-là, cette immensité, je l'observais. Je me laissais bercer, assis dans le sable, à regarder les bouteilles décrire dans le noir la houle de poix, comme un ventre, qui inspirait et expirait lentement. L'une de ces bouteilles attira mon attention pour une raison que j'ignore tout à fait. Je ne saurais que supputer qu'indépendamment de ma conscience quelque chose en moi avait mesuré la trajectoire du conteneur et avait déjà prédit qu'il allait arriver à mes pieds.
Lorsque j'ouvris la bouteille, je fus surpris d'une chose. Elle contenait plusieurs pages (dans une langue qui n'était pas la mienne mais que je connaissais bien). D'ordinaire celles-ci ne transportent que des messages laconiques, rédigés laborieusement, dans des états désespérés, souvent, par des gens sous l'emprise de substances, parfois, ou dans un état de souffrance avancée. Plus rarement le propos est construit, mais lorsque c'est le cas, ce sont là des récits que je me délecte à lire, et d'autant plus fortement lorsque je suis moi-même dans un état mélancolique.
J'admets ces faits qu'en bonne société on feindra, à qui le démontrera de la manière la plus dramatique, de trouver ignobles. C'est que ces carnets ne seront probablement pas connus de mon vivant, et c'est pourquoi ma liberté est telle que je peux affirmer cela qui va suivre sans avoir à me préparer à une bataille futile, car je suis mort et tel je ne prête aucun regard à vos considérations. J'affirme donc ceci : la misère des autres est délectable (tant qu'elle ne vous éclabousse pas). À distance, c'est un spectacle fascinant, c'est le spectacle du sublime, de la tempête que l'on observe à l'abri de ses dangers. Et des dangers de la douleur qui se déroule au long des pages que j'ai trouvées dans la bouteille, que je vais traduire ici, cette introduction doit en prémunir.
Ce manuscrit, je l'ai lue d'une traite, assis sur la plage, bercé par les friselis de la mer ondulante, attristé pour l'auteur qui put être moi – nous sommes multiples et je fus aussi tenté un temps de suivre la direction tragique qu'il emprunta –, me délectant de sa souffrance à côté de laquelle je mettais la mienne en relativité.
De retour chez moi, agité plus que je ne l'aurais cru par cette lecture, je tournais en rond et, afin de m'en libérer et de contrer les pensées de cet auteur sombre, je décidais de la traduire.
En haut de la première page de ces manuscrits, il y avait une phrase, écrite en tout petit dans un coin – peut-être un titre ou simplement le leitmotiv qu'entendait l'auteur à la rédaction de ce texte. Cette phrase était :
« Mes tourments ont une fin. »
Et ainsi démarra le texte.
Je suis arrivé trop tôt à cette conclusion qui ne se dit pas, cette conclusion que le corps et l'esprit apposent sentencieusement arrivé au terme du chemin d'une vie.
J'aimais la musique lorsque j'étais jeune, mais j'ai tout entendu et m'en suis lassé. Les agencements que l'oreille humaine nous donne comme agréables existent en nombre fini.
J'ai aimé des femmes ; mais je les ai toutes connues, car leurs agencements aussi existent en nombre fini. Elles finirent de m'intéresser.
J'ai tant lu : Je sais comment se termine toute histoire dont je connais le début.
Je suis allé trop vite. L'ennui, la fatigue et la colère terminent de me consumer. Le peu d'énergie qu'il me reste sera investi dans cette ultime réorganisation de mes notes. Je réserve mes derniers mots pour la conclusion ; et mes dernières forces pour aller accomplir, ce soir, l'oeuvre finale de ma vie.
II.1. L'envie de dire
S'il me faut le dire, à qui voudrait comprendre le geste final de mon oeuvre, ma vie aura été une quête de solitude, de la solitude la plus complète et que j'ai souhaité à dessein la plus noire et la plus douloureuse que l'on puisse entraîner un corps à endurer.
Je suis seul – complètement isolé – depuis maintenant un nombre d'années que je ne compte plus – vingt, peut-être trente, à en juger par la faune qui m'entoure – et, calme, profitant d'une bienheureuse et inattendue bonace au milieu des tourments mentaux qui m'assaillent, je peux rédiger ces notes qui viendront, je l'espère, éclairer le sens de mes actes. Je les jetterais dans une bouteille à la mer si un complément d'information me paraît en émerger, et si je parviens à l'achever avant que la houle terrible contre laquelle je lutte de moins en moins vaillamment ne me ramène dans la tempête.
Je suis seul, écrivais-je, mais cela n'a pas toujours été le cas. Et pour la suite, il me faudra partager au lecteur le sens du corps chez moi ; parce que je suis convaincu qu'aucune auto-analyse n'est possible – car nos biais sont trop nombreux –, et que les technologies linguistiques et scientifique sont encore trop rudimentaires pour exposer une psyché, j'aimerais commencer à écrire à propos des filles et des femmes, des corps qui m'ont frustré, des corps que j'ai désirés. Permettez que je vous raconte mes expériences avec ceux-là et qui contiendront – je n'en doute pas –, entre les lignes, les textes des lois qui m'ont régie. Non seulement je pense que cela est nécessaire pour comprendre mon magnum opus mais, je dois l'admettre, étrangement, ce soir, j'en ai envie. Je crois bien que, rédigeant ce texte à la lueur d'une bougie calmement agitée, sous une lune que j'aperçois de ma fenêtre pour une des dernières fois, soudain, une pointe de nostalgie me pique.
Mon histoire de solitude aura été mes histoires d'amours. J'ai aimé plusieurs femmes. Une d'entre elle démesurément et sans contenance ; quelques-unes de manière modérée et avec lesquelles j'ai alors su ne jamais être excessif – d'une manière qui, dirait-on – rendrait une femme ordinaire heureuse ; quelques-unes, enfin, de manière malhonnête.
Les deux premières manières d'aimer ont été éprouvées à l'adolescence et lorsque j'étais encore un jeune homme, le plus souvent. Elles requièrent l'inexpérience, d'être intact, condition sans laquelle le corps expérimenté – connaissant les douleurs conséquentes –, hésite et ne peut alors tout à fait se mettre en dynamique suffisamment forte pour s'emporter où cela est nécessaire.
La douleur informe de ce que le corps peut ou ne peut pas faire. Et tout comme l'insensibilité congénitale à la douleur implique le plus souvent, chez les patients qui en sont atteints, un retard mental, il faut être, sinon inexpérimenté, pareillement démuni pour encore, passé la jeunesse, aimer comme un adolescent. Quel âge pathétique que celui où l'on fait tant alors que l'on sait si peu. Ne sachant rien, on ose tout.
De mes anciens amours, je n'ai rien gardé, sinon la certitude de n'avoir rien manqué de ma vie à ce sujet. Oh, et quelques souvenirs que j'ai pu chérir par moments, sans lesquels, ignorant, je me languirais peut-être d'aimer ou d'être aimé.
II.2. Mensonges
Mes relations furent toujours une déception. Obtenir d'être charnel avec une fille a nécessité bien des ruses aux conséquences désastreuses, non que je fûs, en particulier, un petit être vicieux : Je croyais réellement qu'une fille à qui je disais qu'elle était formidable et spirituelle, l'était. Elles ne l'étaient jamais, et je ne l'étais pas. L'on ment tellement, dans l'ignorance. Je ne savais rien de la spiritualité – j'étais inculte –, rien d'à quoi peu ressembler une douleur malaxée sur plus d'années que l'adolescence ne peut en compter et qui vous dit le monde tout autrement que ces imbéciles heureux que nous sommes en état de jeunesse l'imaginent.
Je ne sais plus rien de ces filles. Je leur souhaite, non pas le bonheur, mais la satisfaction d'avoir pu réaliser, non trop tard, que les louanges de leurs esprits par les jeunes hommes de leurs vies, dont les miennes, étaient des mensonges d'ignorants ou de vicieux, et qu'essuyant courageusement chaque coup de fouet qu'aura porté cette réalisation, elles ne se seront laissées fuir, mais au contraire auront enduré chaque coup pour s'assurer un souvenir qui les aura gardés de se laisser illusionner encore que, sans efforts, elles aient pu développer quelque talent cérébral, quelque intérêt vaillant et alors, de haine et de dépit, elles auraient bâti connaissances ou art.
Oui. Je leur souhaite, à elles, d'être consumées par la vengeance, et que se déploient, de ce qui restera de ces femmes, des beautés sombres, qu'éclosent partout des oeuvres, comme des témoignages de haine envers la vie. Je me joindrais bientôt à vous, femme déçues et courageuses, par mon magnum opus.
J'ai dit tant de sottises à ces filles et à moi-même. J'ai participé par des paroles à l'élaboration du théâtre de marionnettes dans lequel elles vivaient et vivent peut-être encore. Je leur disais qu'elles étaient spirituelles, intelligentes et toutes ces choses qui ne sont que des mensonges. Elles étaient comme l'adolescent que j'étais : matérialistes, narcissiques : Débiles et vides : Spirituellement vides, intellectuellement vides – ainsi naît-on, ainsi demeure-t-on jusqu'à ce que l'on se prenne à y penser.
Je les emmurais sans le savoir, avec des briques de belles paroles. Et c'était à leur ego que je les donnais, qui les prenait et les plaçait tout autour de son hôte, à lui, autoritaire et fragile, ce roi enfant minable qui accepte tout mensonge valorisant et rejette toute vérité dérangeante ; à lui, manipulable à souhait. Il est le défaut majeur de nos constitutions humaine ; l'ego, si mal calibré, si capricieux et influent, aussi chez le plus modeste d'entre nous.
L'effet que l'ego avait sur les belles poupées de ma vie m'intéressait et m'effrayait à la fois. Les belles vivent dans un monde de mensonge. Elles ne connaissent pas la vérité de leur état pathétique ; leur monde imaginaire est décrit à leurs jolies oreilles par le murmure délicat de tous les amants qu'elles veulent. Je chuchotais moi aussi à leur ego et voyais bien comme cet idiot aux commandes pouvait les guider à être miennes. Il me fascinait mais à la fois il me terrifiait. J'étais de la même race que ces belles, et leurs faiblesses étaient les miennes.
Je voulais voir le vrai monde, quitte à en endurer la laideur, quitte à voir ma laideur. Tout ceci qui ne pouvait se faire qu'en canalisant le mien, d'ego, car je ne pouvais être pour cela moi aussi emmuré dans de plaisants mensonges.
Ce qui m'est aisément formulable aujourd'hui ne l'était guère. Tant que l'image de ce maître n'est pas visible, il commande de l'autre côté d'une cloison et nous laisse à craindre un corps puissant et dominateur auquel on obéit dans le doute. C'était, inconsciemment, par une volonté de l'humilier pour l'affaiblir, que je commençais à lire d'illustres auteurs que j'avais tant de mal à comprendre à l'époque. C'était pour le voir, l'ego, que je commençais mes recherches. Je ne dis pas qu'il soit impuissant : Mais lorsque j'allais enfin le voir, il m'était inférieur : ma peau était cornée par mon histoire de souffrance et de solitude, et qui commença avec Cléolia.
II.3. Cléolia
J'avais quinze ans lorsque j'ai rencontré Cléolia. Elle était gentille. Une bonne travailleuse, assez jolie. Elle portait des lunettes et avait toujours deux fines mèches de cheveux colorées, l'une verte et l'une rouge se terminant juste au-dessus de ses épaules. Elle ne portait pas de maquillage ou de bijoux : cela était sa seule coquetterie.
Elle finit par se lasser de moi, je suppose – je ne me souviens plus de la raison exacte – et elle fini par décider de notre séparation. Elle le fit de manière très douce et très respectueuse comme tout ce qu'elle faisait toujours. Son nouveau compagnon s'était imaginé que j'étais jaloux de lui : Je crois qu'il aimait l'idée que sa compagne soit un objet de désir. Cela m'amuse d'y repenser, car en vérité je n'ai jamais vraiment tenu à Cléolia (et cela était peut-être bien la raison pour laquelle elle se sépara de moi – qui sait ?). Il ne pouvait pas se tromper plus. Au fond, je ne m'intéressais pas aux filles à cette époque. Désoeuvré, je ne savais que chercher à être comme mes modestes pairs remarquables, ceux entourés de femmes. J'aimais la bataille psychologique qui consistait à gagner ma jeune compagne, et découvrir et m'enivrer des émotions fortes, des douces et des toxiques, que me procuraient ce jeu. Mais la paix et le repos que j'éprouvais dans les bras de cette fille m'étaient déjà ennuyants. J'étais, après tout, le digne enfant d'une race guerrière et agressive, élevé dans un temps de paix et d'ennui.
J'éprouvais la douleur de la rupture lorsqu'elle rompit avec moi : C'était une question d'ego. Je crois avoir été quelque peu dur avec Cléolia, verbalement – je crois ; cela remonte à si loin –, mais elle ne m'en tînt jamais rigueur et nous sommes restés bons amis. Du moins, jusqu'à ce que nos routes se séparent. Jusqu'à ce que chacun termina d'oublier l'autre un peu plus chaque jour, jour après jour. À présent je l'imagine toujours avec ce même compagnon qu'elle avait rencontré à seize ans, peut-être mariée, peut-être ayant deux enfants, ou trois, occupant un rôle respectable dans la société, ennuyeux et bien rémunéré, quelque part. Ils étaient des gens très stables, de bons travailleurs, sérieux ; des personnes rationnelles. Des personnes terriblement ennuyantes. La dernière fois que je vis Cléolia, de loin – c'était il y a probablement déjà trente ans ou quarante ans – bien sûr, elle ne portait plus ses deux fines mèches de cheveux colorées. Quel dommage.
II.4. Haley
Vers l'âge de seize ans, j'ai eu une relation avec une jeune fille nommée Haley. Elle avait les yeux bridés, et de longs cheveux noirs dont je me souviens encore l'épaisseur, toujours parfaitement peignés. Haley ne m'a jamais aimé. Nous avons été ensemble pendant un an et, en dépit de ses faits et gestes, j'affirme qu'elle aime charnellement et émotionnellement les femmes, et je l'affirme alors même que je sais qu'elle eut un autre compagnon après moi (c'est là tout ce que je sais d'elle, depuis cet âge). Elle pourrait même bien être aujourd'hui marié avec lui ou un autre, et avoir trois enfants : J'affirmerais encore qu'elle n'aime que les femmes. Mais elle ne savait rien accepter qui s'écarte de la norme, ni des autres, ni d'elle-même. Et voilà entièrement qui elle était. Quelque chose qui feint d'être. Quelque chose qui singe l'autre dans son apparence la plus banale. Elle portait un masque en toutes circonstances. Elle était incapable d'accepter en l'autre ou chez elle le moindre signe d'anormalité, de différence, de folie. Pourquoi ai-je été aussi longtemps avec elle ? Eh bien, j'étais comme elle. Je portais un masque, moi aussi, je m'efforçais de paraître le plus identique à l'autre possible. Mais à cette époque, déjà, je voyais que ce que j'avais à dire, je finirais par le dire, et mes paroles que je souhaitais crier n'allaient pouvoir sortir assez fort à mon goût, étouffées sous un masque.
Je suis persuadé qu'aujourd'hui encore elle essaye autant qu'elle le peut de vivre la vie la plus ordinaire, la plus invisible possible. L'on pourrait facilement imaginer qu'être dans sa peau serait d'un ennui mortel, mais la fadeur morose d'une vie sans reliefs est, je le crois, tout ce qu'elle a jamais espéré de mieux. Elle ne souhaitait rien. Elle était une poupée creuse, époussetant méticuleusement de son image tout indice qui aurait risqué de suggérer des goûts ou des désirs prononcés. Cela peut sembler triste à lire, mais ça ne devrait pas l'être. C'était ainsi seulement qu'elle savait, chargé de l'esprit qui était le sien, se rendre capable de traverser la vie en entière sans avoir à l'abréger. Ainsi seulement elle pouvait aller jusqu'au bout. C'était sa manière d'être « heureuse ».
Je repense à une chose amusante : J'ai croisé son père, des années plus tard après qu'elle et moi ayons rompu. J'étais accompagné, en toute amitié, de Cléolia. Il s'est montré très aimable – ou, en apparence –, mais insinua tout de même, l'air de plaisanter, en fixant Cléolia, que la fille pour qui j'avais rompu avec Haley en valait la peine. Je ne dis rien. La situation m'amusait un peu. La vérité est qu'Haley rompit avec moi alors que je la suppliais pathétiquement de me garder. J'imagine depuis, son père remarquant mon absence, poser des questions à sa fille — « Est-ce que ça va ? Il a rompu avec toi ? » Et elle aurait répondu : « Oh, eh bien, oui, c'est ça, il a rompu », pour aller dans le sens qui lui était donné. Puis il l'aurait pris dans ses bras, croyant la réconforter. Elle était une poupée qui était ce qu'il lui semblait qu'on veuille qu'elle soit. Dans cet instant elle aurait été ce qu'elle n'était pas : une jeune fille fragile et attristée.
II.5. Aurie
Je connus Aurie. Son maquillage était toujours le même : une ligne grasse de charbon noir sous chaque oeil. Je me souviens aussi d'un bracelet qu'elle portait toujours, un bracelet très épais, qui devait certainement être une ceinture utilisée en bijoux, enroulé plusieurs fois autour d'un de ses poignets. Elle avait de petites mains et cet épais bracelet les faisaient paraître encore plus petites. Elle avait un beau sourire – peut-être le plus joli dont je puisse me souvenir – bien que, depuis tout ce temps, je n'arrive plus à le revoir quand je ferme les yeux. Il n'est que réminiscence, que le souvenir vague du plaisir qu'il me procurait. Mais il me laisse l'impression d'un quelque chose de vicieux, de faussement vicieux, et de tout à fait charmant. Aurie était simple. Une gentille fille sans aucun talent, ni intellectuel, ni manuel.
Nous aurions fait l'amour, elle et moi, pour un peu. Ç'aurait été ma première fois ce qui, à l'époque, me semblait romantiquement important. Nous étions tous très pauvres (quoi que ne manquant d'aucune ressource primaire : vêtements, chaleur, nourriture – je tiens à préciser cela pour que le lecteur sache que cette condition n'est en rien signifiante dans mon destin, car je n'en souffris jamais) mais tel étions-nous, pauvres, et tels, ses parents, comme d'innombrables familles, vivaient dans une petite case au pied d'un ancien immeuble en ruine. Nous y découvrions l'autre intimement quand nous arrivions à nous retrouver seuls. Parfois nous jouions même ainsi dehors, ce qui me fit, je l'admets, éprouver bien des plaisirs. Nous nous embrassions longuement et nous promettions tant de choses éternelles. Je me souviens vivement d'une fois où elle me prit la main et la guida en bas de son ventre. J'osais alors faire de même avec la sienne. À la suite de ces jeux elle me pressait toujours d'emmener une protection la prochaine fois que nous devions nous voir. Et je ne le fis jamais. La petite case dans laquelle elle vivait impliquait que nos jeux se passaient toujours sur le lit de sa jeune soeur. Bien qu'Aurie n'y attachait aucune importance, je n'étais pas bien à mon aise à cette idée, mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle je feignais d'oublier à chaque fois ce qu'elle m'avait demandé. Je pensais que ces jeux n'étaient pas pour moi. Même si j'aimais les relations intimes avec cette fille, je ne ressentais pas l'envie d'aller plus loin. Aussi, J'avais dix-sept ans et, contrairement à mes camarades (sauf s'ils étaient comme moi), je n'étais pas tellement porté sur la chose qui occupe tant à cet âge. Je ne l'étais qu'en apparence et pour m'affirmer virilement auprès de mes camarades. Je l'aimais bien, Aurie, mais pas assez pour être la première fois de cette attendrissante vicieuse : Les jeunes filles de mon pays attachent une importance tout à fait artificielle à cette première fois, mais existante, néanmoins. Je rompis avec elle. Nous avons pleuré ensemble, moi plus pathétiquement sans doute. Elle aurait voulu que nous restions un couple. Mais je voulais connaître d'autres filles. Je voulais m'enivrer de toutes celles-ci, sans retenue, comme un jeune qui découvre l'alcool et bois sans crainte et sans limite. De plus, Aurie n'avait pas bonne réputation, et un jeune homme superficiel comme je l'étais ne sait se permettre d'ignorer ce qui écorne son image. Par où je vivais, on la disait « stupide », on riait d'elle, et moi j'en riais lâchement avec eux. Je riais d'elle avec d'autres filles, filles qui méprisaient « Aurie la salope », « cette pute d'Aurie », « Aurie la crétine ». Je le disais, que j'étais en couple avec cette belle « idiote » pour des raisons qui rendent fier l'être masculin en construction – et j'en fus célébré et récompensé.
Le chasseur, l'habile, est admiré par tous les sexes. L'habileté vicieuse de ce manipulateur est récompensée chaque fois qu'il touche au corps d'une femme en agissant ainsi. Alors voilà de quoi l'inciter bien naturellement à développer ces compétences qui participent à édifier une intelligence tordue, mais une intelligence quand même : une force, dont la canalisation fait défaut dans mon pays. Pauvre Aurie, et pauvres femmes dont l'univers est un mensonge masculin qui ne tient, non pas à la perversion initiale d'un sexe, mais à cet axiome à la racine de toutes nos sociologies : La nature nous a fait désirant l'autre, et l'atteinte des désirs ne peut se faire par le jeune homme qu'en oeuvrant. Tandis que la nature n'impose pas à la jeune femme d'oeuvrer pour satisfaire ses désirs : elle n'a qu'à être. C'est pourquoi les occasions (et les besoins) de se développer sont souvent plus tardifs pour les femmes, et quand trop de temps a passé avant que cette nécessité n'apparaisse, il est souvent trop tard. Elles naissent riches d'un capital qui s'appauvrit silencieusement avec les années, tandis que les hommes, naissant pauvres, ont l'obligation de produire un capital et, à l'oeuvre et en conséquence, développent parfois des puissances qu'il n'est pas bon à tout esprit de posséder.
Aurie était simple, la plus simple des filles que j'ai connues. Et dans sa simplicité, il était doux d'être avec elle, parce que vous saviez toujours à quoi elle pensait. Elle était simple, et il était simple d'être en couple avec elle. Oh, elle n'était pas une ingénue dénuée de mauvais sentiment, elle n'avait rien de biblique ni d'enfantin. Mais cela aussi était transparent. Elle n'aurait pas su duper ni représenter un danger.
Aurie était, est et sera le jouet des forces tordues et entraînées contre lesquelles elle n'aura jamais l'intelligence pour lutter. L'ordonnancement malheureux de notre monde impose que les vertus fascinantes qu'elle portait ne puissent être détenues par un esprit plus performant que le sien. La sélection naturelle l'évincera, elle, sa beauté, sa poésie. Aurie sera la proie des mauvais garçons qui la fascinaient. Peut-être aussi, qu'à ne rien pouvoir comprendre de ce qui l'entoure, elle souffre et est devenue une alcoolique ou une droguée. Elle sera tout ce qu'un homme malintentionné aura envie qu'elle soit. Mais si un homme simple et bon a croisé son chemin, alors il se peut aussi qu'elle aille bien au jour où j'écris ces lignes. Je ne sais plus rien d'elle depuis cette époque. Quoi qu'il en soit, dans mes sculptures, la beauté de cet être fragile et poétique, inadapté au monde, existe et existera aussi longtemps que la terre.
II.6. Aïne
À cette même époque, mon intérêt se porta plus particulièrement sur une des nombreuses filles avec qui j'entretenais une amitié intéressée. Cette jeune femme s'appelait Aïne. Aïne était jolie, et normale. Je me souviens de la finesse de ses doigts. L'on pouvait distinguer chacun des os de ses phalanges comme si elle eut été anorexique. Je me souviens d'elle, un jour, s'étant cernée les yeux d'un maquillage bleu et me demandant, inquiète : « Est-ce que c'est bon de porter du bleu sur les yeux ? Je ne me sens pas à l'aise.
— Pourquoi ça ne le serait pas ?
— C'est bizarre, non ? »
Elle était normale. Ses craintes et ses préoccupations étaient normales. Ses rêves étaient banals. Sa vie était une parodie d'un bonheur ordinaire et dégoûtant : Elle avait des amis ordinairement simplets, une « meilleure amie », un « meilleur ami », comme doit avoir toute personne sans imagination pour s'établir conventionnellement sociable, ou « sociable », tout court. Elle travaillait à l'époque pour intégrer une équipe de recherche scientifique. C'était, surtout, pour le prestige et parce qu'elle n'aurait pas su quoi faire d'autre. Certainement, elle avait été poussée dans cette voie, jeune. On lui aurait dit : « regarde, ces gens sont bien vus en société. Nous les admirons. » Les mystères de la vie et de la science ne l'intéressaient, en réalité, pas le moins du monde. Son objectif de carrière n'était qu'un moyen pour elle d'être occupée de manière relativement stimulante pendant la journée. Les gens ennuyant parviennent à s'ennuyer eux-mêmes, si on ne les occupe pas.
Elle voulait un chien comme animal de compagnie. Elle voulait une maison dans un beau quartier, assez de moyens pour partir en voyage une fois par an, non pour les émotions, mais pour pouvoir dire : « j'étais là, j'ai ressenti ceci » qu'elle n'aurait ressenti en réalité que modérément.
Jeune et ne sachant rien, il est impossible de voir la banalité des choses. Ce n'est que le temps passant et mes expériences s'accumulant que, visitant le monde (spirituellement parlant – je n'ai jamais été un voyageur), je le découvris : Qu'il est un champ couvert de fleurs comme Aïne, de fleurs aux formes similaires ; leurs odeurs sont les mêmes ; leurs couleurs sont les mêmes.
J'allais aimer Aïne. Comme je n'allais plus jamais aimer. J'ai atteint la folie. J'ai expérimenté la colère irraisonnée et la douleur stupide du jeune chagriné d'amour et qui, à l'âge d'être bête et romantique, tentera de saisir l'occasion pour quitter le monde d'une assez jolie manière.
Et quand même, à cette époque – j'avais dix-huit ans –, c'est une autre femme qui occupait toutes mes pensées : Valérane. Et si Aïne fut le spectre terrible qui ravagea mon esprit en ce temps, je fus celui de Valérane.
Valérane, je nous vengerais bientôt.
II.7. Valérane
Valérane a longtemps été un de mes regrets les plus prégnants. Bien qu'ayant mal agis, il faut croire que quelque grand ordonnateur des choses du monde, aussi, ait oeuvré malicieusement pour nous séparer, cette femme et moi, cette femme qui, dans le lointain ombreux de ma vieille mémoire émet encore une faible lueur.
Valérane n'était ni banale, ni ennuyante. Ou du moins j'aime encore à le croire. Je me souviens de sa petite bouche qui ne lui permettait que de sourire finement, délicatement. Je crois bien que dans ces moments elle devait plisser inconsciemment les yeux, car la réminiscence que j'ai de ce sourire est le produit d'une expression facétieuse enfantine. Elle était naturellement jolie, et quand même n'aimait pas se montrer sans avoir maquillé ses yeux de manière sophistiquée. Sur chaque paupière, elle dégradait deux couleurs pour les faire transitionner subtilement de l'une à l'autre ; des couleurs dont je ne me souviens plus.
Je voulais passer tout mon temps avec Valérane. À cette époque, de nouvelles machines avaient été distribuées dans chaque ville pour accroître les rendements de la production agricole. L'instruction à l'usage de ces machines était obligatoire pour les jeunes de mon secteur, et Valérane et moi, de quelque manière, parvenions la plupart du temps à nous retrouver côte à côte lors des séances de formation. Nous étions peu attentifs, et parlions infiniment, par divers moyens pour ne pas nous faire remarquer, nous qui n'avions rien à dire.
Valérane avait un compagnon à cette époque et, n'étant malgré mes efforts pour la séduire, pas certain d'y arriver, je m'étais rapproché d'Aïne qui, elle, se montrait visiblement réceptive et même parfois entreprenante avec moi.
Aïne connaissait mon attirance pour Valérane, et je crois même qu'elle s'imaginait que parvenir à m'en détourner serait un motif gloire. Aussi, je lui laissais croire à la difficulté de sa tâche pour qu'elle n'ait que plus de raisons de s'enorgueillir. Je feignis de me laisser envoûter par Aïne quand bien même je n'étais attiré que modérément par elle et que mes pensées étaient toutes encore occupées par l'indisponible Valérane.
Une fois le jeu de la séduction terminé entre Aïne et moi, une fois notre couple formé, nous nous sommes ennuyés mutuellement. Nous avons passé quelques mois étranges et langoureux à nous tâter l'un et l'autre, et puis elle me quitta. Je ne me souviens plus de la raison. C'était, sans doute, sur un coup de tête, à la suite d'une dispute absurde. Je ne doute pas aujourd'hui qu'elle eut raison de le faire : je suppute que mon instinct solitaire, croissant à l'époque, oeuvrait déjà à me rendre détestable. Car je l'ai toujours su : Ces belles ne devaient pas être mon avenir. Et quand même, à l'époque, je ne m'étais pas encore assez dangereusement enivré pour pouvoir enfin en finir avec les choses de l'amour, et passer à la suite. Il me fallait plus de ces relations, il me fallait plus de ces sensations qu'on prêtait aux femmes la capacité de produire.
Le lecteur se demandera là, peut-être, comment, avec une telle inclination mentale, il est possible d'échapper aux addictions, à l'alcool, notamment, si simplement accessible. Eh bien, je n'allais pas y échapper et le tempérament propice à cela se profilait effectivement ici. Mais nous y reviendront plus tard.
Valérane ne fut disponible que tardivement, après que j'eus oeuvré bien longtemps pour la séduire, après, surtout, que j'eus été connu d'Aïne. Valérane et moi avons alors entamés un jeu de séduction mutuel, mais nous allions le faire aux yeux d'une joueuse qui se plut à prendre mon éloignement pour un défi de séduction à relever.
II.8. Aïne, deuxième partie
Je jouais un double jeu. Je mentais à Aïne et à Valérane en leur laissant supposer que l'une et l'autre était l'unique pour moi. Auprès de Valérane, je parlais le moins possible d'Aïne, sinon pour m'affirmer comme désirable. Auprès d'Aïne, au contraire, et pour la stimuler à me produire des marques de désir, je laissais ostensiblement paraître mon intérêt pour Valérane. C'était ignorer alors qu'Aîne était aussi une joueuse de catégorie toute masculine, toute aussi perfide et calculatrice que je ne l'étais. Je ne pensais plus qu'à ces deux femmes, à leurs cheveux, à leurs lèvres, à leur peau ; je voulais me serrer contre elles, les embrasser, qu'elles m'embrassent. C'était trop. Et cette outrance, qui me conduit à cette situation qui me semblait si enviable, d'être voulu par deux femmes à la fois, peupla mes pensées de préoccupations si puériles que j'en vins à craindre de m'abêtir définitivement si je n'y mettais pas fin rapidement.
Valérane proposa la première de me voir. Elle m'embrassa.
Je crois que, de me voir avec Valérane, réveilla en Aïne une envie de se prouver qu'elle pouvait tout obtenir, réveilla son « goût du jeu », mais qui chez elle comportait un aspect de jouissance malsaine, ou tout au moins aveugle aux conséquences sur les autres. Le lui eut-on fait dit à l'époque, que telle était la nature de ses plaisirs, qu'elle s'en serait offensé et aurait juré son incapacité à faire preuve d'une telle duplicité. Car ses sentiments étaient purs comme ceux de l'héroïne qu'elle était dans le roman grandiose de sa vie : Il aurait été inconcevable à son imaginaire que la complexité de nos esprits, de nos volontés, ne s'encastre pas toujours tout à fait dans les formes transitoires de la morale. Elle était une bonne personne !
Elle devint, alors que j'étais avec Valérane, si juste, si attendrissante, si sexuelle, que je me laissais aller à la passion toute compliquée d'une nouvelle histoire avec elle, à tous les drames fascinants que j'y entrevoyais, à tout ce que j'allais pouvoir vivre, ignorant alors les causes de notre première rupture, et j'embrasais cette femme mortelle qui s'installait en moi dans un acte terminal où la trahison, la déception, la folie, la douleur et la mort allaient danser ensemble.
J'ai blessé Valérane. J'ai aimé Aïne, et j'ai perdu la raison lorsqu'elle me quitta à nouveau. J'ai rampé devant elle. J'ai pleuré. J'ai maudit une occasion manquée de lui parler et je me suis blotti, serrant mes bras crispés autour de moi j'ai enfoncé mes doigts profondément dans ma chair. J'ai saigné et hurlé sous mes draps. J'ai perdu connaissance alors que mes nerfs lâchaient. Je l'ai haï, cette femme. Je lui parlais tous les soirs dans mes pensées, incapable de trouver le sommeil, je lui exposais interminablement les justes raisons de ma hargne. Les matins je ne savais pas me lever et je continuais mes discussions imaginaires avec elle. Elle hantait mes pensées, et une heure sans lui parler était exceptionnelle. Des mois durant je ne fis rien, rien que de quoi paraître vivant et occupé aux yeux de la société. Par chez moi, il suffit de fermer la porte pour cela, et c'en était bienheureux. Je ne demandais qu'à souffrir paisiblement, sans qu'on alourdisse ma peine par des inquiétudes et des ennuis supplémentaires. Les mois passants, fatigué de ne pas voir ma douleur s'apaiser, j'ai tenté dans un acte romantique et pitoyable de mettre fin à mes jours. J'ai échoué.
Et puis, du temps à passé. Imperceptiblement comme le flip de l'endormissement, Aïne quitta mes pensées.
Je sus plus tard que Valérane vécut la même chose que moi de son côté, en secret. Elle s'était mutilée, puis avait dû être mise sous traitement médicamenteux. Si je pouvais croire que Valérane avait quelque faute à expier, je dirais qu'Aïne n'a été pour nous deux qu'un juste châtiment. Mais la grille de lecture religieuse et morale ne permet qu'une analyse ingénue, utile à nos juristes puisqu'il s'agit du seul outil à leur disposition pour assurer un ordre en société. Mais je ne suis pas un juge et l'idée que l'un ou l'autre puisse être coupable est infertile. Par nos bienheureux malheurs juvéniles nous pouvons devenir des hommes et des femmes vigoureux.
Au bout du compte, j'éprouve une gratitude infinie pour la douleur qu'Aïne suscita, pour Aïne elle-même, et pour tout ce qui rendit cette femme possible ; pour avoir eut la possibilité de patienter jusqu'à ce que cette douleur disparaisse, pour avoir – car j'ai vu des forces supérieurement puissante à l'esprit et agissante sur celui-ci, je ne crois pas avoir quelque mérite véritable dans cette récupération –, été épargné.
Je me demande : Valérane a-t-elle ressenti la même gratitude que moi pour ce dont j'ai été le vecteur ?
Un jour, quelques années après ma rupture avec Aïne, j'ai à nouveau croisé cette dernière. Je ne la haïssais plus. Nous nous sommes promenés ensemble, parlant amicalement. Elle me prit par le bras : c'était son habitude avec les hommes. Qu'importait. Au détour d'une rue, Valérane se trouva en face de nous. Tous trois avions pourtant continué nos vies si loin les uns des autres. Quelles étaient les chances que nous soyons tous réunis ? Je me souviens encore de la pénétration du regard de Valérane, de la charge de mépris, de morgue et de vexation qu'il portait. Elle me salua. Je lui souris honteusement. Il n'y avait plus rien à dire, ni à faire. Je ne revis plus jamais Valérane ni n'allait chercher à la joindre.
Aïne m'envoya une lettre quelques années après cette rencontre. Je ne répondis pas, et je n'eus plus jamais de ses nouvelles.
Jusque-là, je passais d'une relation à l'autre. Les filles puis les femmes étaient mon horizon. La vie rêvée d'Aîne, la seule chose d'intérêt à mon imagination.
Cette idée qui va suivre, qui n'était pas formulée à l'époque, me dominait pourtant. Je m'y repris à plusieurs fois pour la rédiger et, telle que je le fis, elle me semble tout à fait correspondre avec mon sentiment de l'époque. La voici :
Quelque chose en moi s'agitait, souffrant à l'idée de me voir sur un lit de mort et n'avoir comme souvenirs que des bonheurs insipides, des renoncements intellectuels pour du temps avec une femme ou une autre, pour un fils ou pour une fille, en ayant le regret de partir sans pouvoir goûter plus longtemps aux plaisirs de la vie heureuse et insipide, sans avoir tenté de me réaliser singulièrement. Je devais, au contraire, pouvoir être sur un lit de mort et dire : « Tant mieux. Je meurs. J'en ai assez vu de toute manière », être fatigué, épuisé, avoir vécu et penser : « C'est enfin terminé. » Car qu'étais-je après des années de relations stupides, de mots d'amour à des femmes à qui d'autres murmurent ces mêmes mots ; de mots d'amour reçus de femmes qui aujourd'hui murmurent les mêmes à d'autres oreilles ?
— « Un mendiant mourant de soif au fond du torrent dans lequel il s'abreuve sans fin. »
II.9. Marron
Des années plus tard, partiellement remit de ma dépression, et n'ayant plus que si peu d'attrait pour les choses de l'amour, j'allais me laissais malgré tout entraîner dans une nouvelle relation avec une femme, Marron, ma toute dernière compagne. Je ne me souviens de rien de spécial la concernant : Nous avons vécu ensemble pendant un an ; ce n'était ni bon, ni mauvais. Nous nous retrouvions le soir pour manger. Nous faisions l'amour, nous lisions côte à côte. Je n'ai pas souvenir d'avoir aimé Marron ; tout au plus avais-je de l'affection pour elle. Je lui disais que je l'aimais. Elle me disait qu'elle m'aimait. Au fond, je ne désirais plus rien, ni vivre, ni mourir. Je ne m'attelais plus qu'à éprouver du plaisir à des tâches idiotes et quotidienne, à m'agiter juste assez pour ne pas souffrir. J'avais cessé toutes les activités intellectuelles et qui me stimulaient tant, plus jeune ; d'écrire, de dessiner et de sculpter. Je n'en éprouvais plus aucune envie, n'y pensais même plus du tout. Et pourtant, d'obscurs mécanismes s'éveillaient tout au fond de moi. Quelque chose pleine de fureur s'agitait et parvenait de temps à autre à m'infléchir, à me faire sentir sa présence et sa vigueur. Les colères de Marron m'étaient pénibles et pourtant, échappant à ma volonté, je me sentais poussé de plus en plus souvent à susciter ses emportements (ce qui ne demandait pas beaucoup d'efforts). Plus elle se mettait en colère, plus notre séparation devenait inévitable.
Quelque chose s'agitait.
III.1. Le vieil homme du parc
Quelques jours après avoir rompu avec Marron, sans que je m'en rende compte, un changement de conducteur s'était opéré définitivement en moi. J'avais vingt-deux ans et, indifférent, désoeuvré, je flânais un soir, agité par un je-ne-sais-quoi, qu'engourdi par deux années de dépression et de délaissement des activités intellectuelles, je ne savais plus ni nommer ni penser. Dans le parc où j'allais, divers personnages s'adressaient quotidiennement à la foule. L'un de ces habitués, un vieil homme rachitique, aux cheveux longs et aux traits fins se livrait à cet exercice. Il était d'ordinaire peu écouté, et ce soir ne faisait pas exception. Il parlait de Dieu, du roi et des gouvernements étrangers en des termes sophistiqués, suggestifs et dessinant pour chacun des plans terribles de machiavélisme. N'ayant rien d'autre à faire (ou peut-être avais-je perçu quelque chose qui échappa à ma conscience) je me suis installé sur un banc non loin, l'écoutant mine de rien. Il conclut après son long développement par ceci : « Oh, n'y croyez rien, à ce que je viens de vous dire, mes amis. N'y croyez rien. Partez vérifier les choses : craignez que cela soit vrai (et cela peut l'être). Dissipez cette crainte en apprenant à penser, en travaillant et en étudiant sérieusement. Allez la chercher la vérité, car sinon ils vous l'inventeront, la leur, qui sert leurs projets. »
Ces mots, même arrangés par mon intermédiaire (j'ai essayé tant que possible de ne pas en modifier la substance), qui aujourd'hui m'apparaissent puérils et presque indignes d'être prononcés à quiconque, impressionnèrent la jeune personne que j'étais. Ceci dit, l'invitation à aller chercher la vérité soi-même était, pour le moins, parfaitement originale dans la société où je vivais. Pour la première fois, je crois bien, on ne me faisait pas une leçon. On ne m'exposait pas ce que j'aurais à répéter. On m'invitait à apprendre à penser l'information correctement : à acquérir le matériel intellectuel où il se trouvait, puis à l'assembler correctement. À confronter mes conclusions, à les défendre et, s'il le fallait, à les corriger.
Le vieil homme, il est vrai, n'était pas un orateur brillant. Aussi, la noirceur de ses propos était de nature repoussante. Plus encore : Sa pensée était désordonnée et difficile à suivre. Je ne sais même comment, avec une cervelle aussi inorganisée, il parvint à articuler des idées. Et malgré tout cela, avec cette humilité, avec cette modestie physique comme mentale, je le vois encore briller dans les méandres de mes souvenirs, parmi la myriade des êtres que j'ai croisés.
Dans ce monde immense où j'étais si petit en cette nuit. Seul sur un banc, la foule s'évaporant, je parvins à percevoir ce faible écho du fond de moi-même qui n'avait en réalité jamais cessé de me hurler sa présence, dont le bruit se mêlait d'ordinaire aux autres environnant et qui était classé sans importance pour être rapporté à ma conscience. C'était l'écho lointain d'une voix que je ne comprenais pas d'abord, mais que je sentais puissante et capable de dire les raisons secrètes de mon mal de vivre, de mes agitations et de mes ennuis, de mes peines, de ma lassitude ; elle en connaissait les origines obscures derrière lesquelles j'étais certains de pouvoir trouver quelques-unes des réponses à certains des mystères de la vie. Mais pour la percevoir toute entière, clairement, cette voix, pour la comprendre, il allait me falloir construire un medium puissant pour m'y connecter. Je n'eus pas à chercher longtemps sa nature : mes inclinaisons spontanées l'imposèrent ; cela allait être une oeuvre artistique – par laquelle l'effort et le travail me fourniraient aussi la force nécessaire –, et qu'elle soit, mon oeuvre, sinon achevée, pour un temps futur, suffisamment solide pour résister – belle, pour inspirer –, riche de raisons et de secrets. Ma tâche était colossale. Cette voix, je le sais maintenant, n'était pas la voix intérieure, paisible et personnelle d'une conscience ordinaire, non ! Elle était si différente, si clairement différente. Si sombre et si attrayante. Elle me guidait en des lieux sans lumière, mais qu'importait. Car j'exaltais de ressentir à nouveau une stimulation pour des choses du monde et qui n'étaient pas, cette fois, pour un de ces plaisirs chimiques qu'aucune chair n'assouvit jamais, pas plus que je ne vis un jour une drogue satisfaire définitivement un usager.
Lorsque je repense à toute la période de ma vie qui précède le discours du vieil homme, je me vois comme un être engourdi, modeste, aux préoccupations futiles. Est-ce à dire qu'il y aurait eu une sorte d'éveil, au moment dont il est question, et qui me fit voir le monde mieux que les autres, dans ses couleurs plus exactes ? Et tous les prétentieux qui pensent « éveiller leurs consciences » n'ont pourtant jamais les mêmes visions et quand même clament tous avec arrogance savoir ce qu'alors le roi devrait commander pour que notre monde fonctionne à merveille. Alors ils oeuvrent, et ils oeuvrent même parfois respectablement. Mais ce n'est pas d'un éveil à la vérité des choses dont il s'agit là. Ce qu'ils vécurent, et ce que je vécus : C'est la rébellion d'un esprit bagarreur et que l'on tentait de tenir sage.
Et si mon pays était prospère, j'aurais, comme les sus-mentionnés, je le crois, encore exercé cette rébellion de l'esprit. Cela, que je décrirais comme une maladie, a eut pour symptômes une excitation latente, un frémissement long de plusieurs années et qui se contracta douloureusement. Puis des à-coups violents se déclenchèrent du fond de mes tripes, régulièrement, au long des dernières années d'ennui de ma vie de jeune homme et passées en compagnie de toutes ces femmes mentionnées, tapant fort, fort, jusqu'à ce que je me lève – non que je m'éveille – mais que j'aille, lancé par ce qui me frappait de l'intérieur : j'ai soulevé une trappe. Et le silence s'est fait. J'ai pénétré l'ombre, excité par ce que j'allais pouvoir y trouver qui, je le savais – mais peu m'importait : la sensation était bonne –, était largement nourri par les fantasmes d'un cerveau las de l'ordinaire du réel, stimulé fortement pour la première fois depuis que je m'enivrais d'Aïne. Ma conscience ne s'éveillait pas au sens entendu, ouvrant les yeux sur un monde commun et obscure autrement (ce monde l'est et le restera aux mortels à cinq sens), et si j'ai pu voir des choses avec plus de clairvoyance, c'est tout à fait accidentellement, en récompense à quelques efforts de travail, ma conscience, car seule l'excitation me portait réellement, se déchaîna.
Il serait réducteur d'attribuer ce changement en moi à cette seule rencontre avec ce vieil homme, mais en tout cas je m'en souviens. Je m'en souviens encore bien. La résonance est encore active en moi après tout ce temps, aussi je ne saurais en ignorer le sens obscur qui lui a tantôt été attaché par quelque chose d'au-delà de moi-même et qui marqua le début d'une nouvelle période.
III.2. Mise en mouvement
J'avais accumulé assez de peines, de douleurs et d'années d'ennuis. Il était alors temps pour moi de travailler et de rattraper mon retard. J'étais une larve qui ne fournissait plus de grands efforts dans la dernière partie de ma jeunesse. Je lisais peu. Souvent même, j'évitais ce que mes maîtres, de bons conseils mais impuissants, me proposaient comme lectures. Ce que j'ignorais à l'époque était que je n'aurais pas dû avoir une instruction normale. Ce que j'ignorais à l'époque était que j'apprenais à une vitesse distinguable. En sus de cette caractéristique bienheureuse, j'étais aussi plus acharné que mes anciens camarades, plus obsessionnel dans mon approche des savoirs, quoi que dans ma jeunesse je m'en tinsse le plus souvent à l'écart, ne comprenant pas comment, ni pourquoi, sur cette terre bizarre, leur articulation à mes pensées devait se faire.
Un courant d'excitation intellectuelle commença à parcourir mon corps dès les jours qui suivirent ma rencontre avec ce vieil homme. Il bouillonna en moi tant d'idées, d'envies. Je regardais en moi ici et là et rapidement je la vis, cette révolte furieuse avec laquelle je naquis. Je la reconnus et ressentit qu'elle était là depuis toujours. Elle m'appelait, hurlant enchaînée, suspendue au-dessus d'un abîme noir. Elle était enfant lorsque j'étais enfant. Elle était adolescente lorsque j'étais adolescent. Elle grandissait et se renforçait avec moi. C'est elle qui, sitôt qu'elle put faire craquer ses chaînes, devînt immense, habita l'abîme et se plaqua tout contre les parois intérieures de mon corps. Elle devint mon conducteur enragé. J'allais désormais courir en ligne droite sans chercher à contourner la moindre difficulté. Au-devant de moi, loin, je voyais les vallées de l'ombre de la mort et je ne les craignais plus, car je voyais qu'il fallait couper ma route en passant par ces lieux. Je les craignais d'autant moins que j'en vins à douter qu'elles soient même réelles : J'avais déjà atteint une lointaine scène de théâtre où se jouait la pièce du bonheur, où une tendre et gentille femme (elle avait les traits d'Aïne) se tenait aux côtés d'un homme qui me ressemblait dans une jolie maison. La scène s'était estompée sitôt que je l'eus touchée, Aîne s'évapora en fumée et lorsque je regardais ailleurs, le monde entier m'apparut de la même façon, vaporeux et trompeur : De là mon ennui existentiel était né : De là, je ressentis que les dangers même de la vallée de l'ombre de la mort n'étaient peut-être qu'illusions ; j'embrasais et serrais contre moi cette idée sans m'attarder à l'infirmer ni à la confirmer, car elle me rendait fort et apparemment courageux, et qu'il allait me falloir vagabonder loin pour toucher à toutes ces images vaporeuses que je voyais ; j'avais un monde de mensonges à élucider.
Je n'allais pas au hasard, toutefois. Dans sa folie, mon conducteur était encore capable de concevoir des plans. Ainsi ma quête allait par un chemin vers lequel j'avais déjà lorgné, vers lequel mes compétences naturelles et mes expériences allaient pouvoir être exploitées : la route artistique.
Dans le secret de ma solitude et jusqu'à l'âge de quinze ans, je sculptais des pièces sur tout le bois de récupération que je pouvais trouver. Et puis je ne vis plus de sens à ces productions, et j'en fis disparaître beaucoup au feu. Il me fallut d'être bénit par deux années de dépression atroce dont je pus émerger sali mais ayant pu sortir avec moi, du fond de cette poix dégoûtante, une conviction construite et inébranlable de l'utile dignité de la création artistique et de sa grande capacité à porter du sens.
Cette fois, ma pratique n'était plus seulement un plaisir aux objectifs vagues. Je voulais tout connaître des formes. Je voulais, en sculptant des pièces d'une élégance toute nouvelle, allant plus loin encore que là où les autres artistes sont allés, par les apprentissages et la pratique nécessaire à un tel projet, entrevoir, non ! Découvrir les mensonges des formes, les mensonges des lignes, deviner les configurations qui attirent et repoussent, en comprendre le fonctionnement ; comprendre la création toute entière et puis, si je parvenais à devenir assez doué et assez fou, découvrir des vérités, oh, c'est là, je le conçois ainsi, la faculté d'un dieu seul de les dire et les voir, mais si mon objectif était de ce monde, mon magnum opus, que j'achèverais bientôt, n'aurait pas lieu d'être. J'ai déjà esquissé la dominance de mon ennui : les rêves raisonnables ne m'ont plus, À L'HEURE OÙ J'ÉCRIS CES LIGNES, depuis maintenant D'INNOMBRABLES ANNÉES suscités AUCUNE stimulation. Mes rêves sont d'un autre monde !
Je commençais par m'obliger à une discipline. Je m'interdis de traîner oisif, d'une façon ou d'une autre, et je m'y tins, en vérité, assez facilement : J'avais pris un élan formidable, de la longueur du vide spirituel dans lequel je vécus. Et ainsi j'entamais mon travail avec acharnement et résolution.
Je me remis à sculpter pour la première fois depuis des années : De petites sculptures en bois, destinées, me disais-je, à amorcer la direction qu'allait prendre mon art et mes recherches – qu'en secret j'espérais bien, par quelques successions d'accidents, qu'elles me révéleraient apte à produire chef d'oeuvres sur chef d'oeuvres, et me découvriraient hors norme. Or, la singularité de mes sculptures rendait la comparaison avec d'autres artistes compliquée.
Sur le plan technique, je n'ai jamais ignoré être longtemps inférieur à d'innombrables créateurs – ici, la comparaison aurait été simple à faire. Or, il y a l'art, et il y a la technique. Cette dernière sert l'autre et cette dernière permet d'exprimer l'autre, mais cette dernière n'est pas l'autre. Quand la technique est trop prégnante, elle recouvre l'art, et l'objet de la création n'est plus que d'en mettre plein les yeux : un propos dont on aura ressenti le besoin de le noyer dans les artifices ne peut être imaginé qu'insincère, et s'il ne l'était pas, quand même, le doute pourra être jeté sur l'importance de ce qu'avait à montrer l'artiste. Lorsqu'une idée est puissante, nulle est la nécessité de la déguiser, de l'encadrer, de la pointer, d'insister. Cranach, pour ses chroniques de l'an 520, n'eut recours à aucune parabole et, par un style simple et peu verbeux, exprima l'horreur comme jamais autrement elle n'eut pu être dite. Et prenons un dernier exemple, un exemple inverse et qui n'est qu'artifice : Le cavalier d'airain, cette création fade, exposée je-ne-sais-où aujourd'hui, qui épate le spectateur au coeur froid par la justesse méticuleuse des proportions du cheval, par la finesse des cheveux au vent du cavalier, car c'est à l'aune du labeur que ce spectateur vulgaire mesure seulement la qualité d'un produit : un produit, ici, qui ne se rapporte que vaguement à un évènement mythologique, prétexte, pour l'auteur, à exercer un talent de technicien ; qui ne dit rien, c'est que son créateur est vide de passion : ses tourments portent sur les avis de spécialistes improvisés en biologie et en art qui ne sauraient que s'attarder sur la justesse des proportions du cheval ou de l'homme. La majorité de ce qu'il y a à dire sur cette production concerne la technique et, atterré par ce constat, ceci me parut évident : Qu'il me fallait veiller à ne pas être cet imbécile qui s'abaisse à séduire les matérialistes aux coeurs froids, ceux qui, avec leurs mètres, mesurent les objets pour savoir s'ils doivent l'aimer ou non, et si peu se questionnent sur la raison d'être de la production, sur l'âme créatrice, sur l'essence qui amena cette chose au monde. Il fallait qu'on puisse se questionner sur un art dévoilé de technique, sur mon art ET LA RAISON D'ÊTRE DE MON ART !
Ainsi variais-je tant mes pratiques : Je dessinais avec tant d'outils différents, et écrivit des textes de genres très différents. Je cherchais à attraper les accidents de création brut et, pour les plus significatifs, les réintégrer dans mes sculptures. En outre, il n'était pas pertinent ni possible pour moi de me comparer à quelque créateur sur le plan technique et – c'en était accidentellement bienheureux – je ne sus jamais, ce qui m'obséda un temps, si j'allais pouvoir être digne des anciens.
Aujourd'hui que j'ai vieilli et me suis abîmé, je regarde ces pièces sur mon bureau, ces femmes aux corps irréels et aux robes flottantes, fabriquées avec tant de naïveté, comportant tant d'imperfections, qu'à une époque j'ai renié au point d'hésiter à les détruire, qui pourtant, là, m'apparaissent emplie de ce que moi seul peut voir, de l'heureux espoir d'un jeune homme débordant de passion. Des pièces, à moi seul sublimes.
III.3. Tout ce que l'on peut avoir
En plus de développer mes instincts artistiques, il me fallait acquérir de solides connaissances en physiques, en mathématiques et en mécanique. J'avais le désir de les observer se mouvoir, mes sculptures, de les mécaniser. Je découvris, ce qui était bienheureux étant donnée l'ampleur de cette tâche, que la multiplication des apprentissages était favorable à mon bien-être. Ma construction mentale m'interdisait de ne penser qu'à une seule technique à la fois, sous peine de sombrer à nouveau dans l'acédie.
Jusqu'au début de ma vingtaine, je vivais dans un vieil immeuble qui n'appartenait probablement plus à personne. Ma famille habitait sur un autre palier, mes trois soeurs chacune sur un autre. Plusieurs autres familles partageaient ce bâtiment délabré : J'entends que nous vivions serrés et quand même, je dois le dire (cela est sans doute ce qui a garanti ma stabilité mentale étant jeune), nous parvenions à respecter et permettre l'intimité des uns et des autres.
Pour autant, la promiscuité était réelle et le désordre inhérent. Cela, additionné à la dégradation de ce lieu ancien, étaient de nature à décourager toute velléité de rangement, aussi entassions-nous habituellement toute sorte de choses plus ou moins utiles sur les paliers communs. Un des habitants, un vieil homme solitaire et taciturne, entassait des ouvrages scientifiques devant chez lui. Il était un ancien physicien, empêché d'exercer pour une raison que je ne sus jamais et qui projetais d'éduquer sa fille aux sciences. Il s'était donné un mal remarquable pour rassembler tout ce qu'il pouvait pour elle lorsqu'elle serait plus grande. Âgée de neuf ans, celle-ci sortit un jour pour aller chercher quelques courses et ne revînt jamais.
Elle s'appelait Magaline, et si je la nomme, c'est qu'un peu, son existence fait partie de moi : les livres qui furent utiles à mes apprentissages et qui me fournirent une stimulation à continuer à vivre un temps, ont été le fruit de cette fille aimée et perdue.
Le père m'autorisa à les emprunter un à un, à la condition de les remettre à leur place après chaque utilisation. Je crus comprendre qu'il s'agissait là d'un autel bien singulier, aussi le fis-je méticuleusement, à la mémoire de cette enfant (puisse-t-elle n'avoir traversé aucun calvaire).
III.4. Renoncements
L'on aurait vu, à regarder l'apparence de ma vie et celle de mes compagnons, que tout était arrangé pour pouvoir aller bien malgré la misère dans laquelle nous vivions. Nous nous aimions ; nous nous soutenions les uns les autres. Nous nous respections. Mais hélas, si l'on peut dire qui seront les « mieux-nés » à la connaissance des parents ou d'un environnement, on ne saurait dire les dispositions d'une âme neuve sinon longtemps après qu'elle ait mûrit et portée son hôte en quelque lieu significatif. Et dans ce confort humain que je soutenais avec peine, je sentais mon esprit s'assoupir. Je craignais de perdre toute force pour me lever, de demeurer inaccompli ou pire : échouer à atteindre le bout de ma vie et faire le malheur de mes parents et mes soeurs. Engourdi comme dans la chaleur agréable d'un bain, je sentais la température monter toujours et bientôt j'imaginais de me voir ébouillanté et par trop assoupi pour pouvoir me relever et marcher à nouveau.
J'obtins pour trois fois rien, fruit de modestes services rendus à éduquer des enfants d'autour de chez moi, de quoi m'acheter une cabane en lisière d'une forêt. Je devais quitter les hommes. Mon « être » spirituel avait tant crû, et si ce n'était une maladie, comme une éléphantiasis de l'âme, il n'en demeurait pas moins que sa sensation, serré contre les autres, serré dans les parois de la ville, me parvenait et m'obligeait à l'isolement. La position de cette cabane permettait cela par sa proximité avec la mer sombre dont le poison préserve des groupements d'hommes. Aussi et surtout, je devais y avoir à foison tout le bois nécessaire et n'avoir que moi à haïr si, hors de mon bain chaud et confortable, je retombais dans la procrastination et l'oisiveté, négligeant les projets importants que, par une excuse ou une autre j'aurais remis à plus tard.
Ainsi je quittais des parents aimants, des soeurs douces, des amis, des proches divers : j'allais vivre à une distance qui devait rendre nos retrouvailles rares aussi le fis-je plein de doutes, vacillant : Je n'étais, j'en fis alors l'expérience décevante, rien qui ressemblât ne serait-ce que de loin à ces personnages de roman que j'admirais, vaillants, plein de certitudes et à la résolution invincible. Je me suis installé dans ma cabane et, les premiers jours, agité et malheureux, j'errais désespéré dans la forêt, regrettant ce que je crus être une erreur que seule la honte de rentrer m'empêcha de réparer.
Loin de tout et isolé pour la première fois, je me mis à écrire des lettres à certaines de mes vieilles connaissances. À cause de l'habitude de mon coeur – par habitude seulement – je continuais à espérer qu'une femme aimante me soit révélée, car il apparaissait qu'un être proche et cher était le remède certain à tous les maux de vivre. Mais j'étais déjà rendu assez mûr pour avoir su observer qu'hormis mes propres parents, nombre d'amoureux étaient une addition aux malheurs de l'autre. Aussi, sensiblement, cette habitude de mon coeur faiblissait et, lorsque j'écrivais à d'agréables femmes de ma connaissance, je le faisais avec une retenue croissante ; et d'autant qu'une rage brûlante avait verrouillé à jamais mon regard ailleurs qu'en direction de celui de ces femmes.
Avec le temps, mes lettres se firent plus rares ; je répondais aussi plus évasivement – quand je le faisais. L'objet de mes obsessions se déplaçait progressivement et il devenait prépondérant pour moi de me rendre brillant dans tous les domaines connexes à mon art, utiles à mes projets. Durant les premières années de mon isolement, je perdis, par négligence, la plupart des amis qui me restaient. Je les abandonnais les uns après les autres, sans regret aucun. Une fois même, par un procédé qui me procura un amusement perfide, je me délivrais d'une vieille amie qui insistait un peu trop pour entretenir avec moi une relation amicale. N'ayant plus de temps à accorder aux banalités avec lesquelles elle entretenait infiniment nos conversations, je lui fis parvenir une lettre d'amour emplit d'obscénités et contrastant si singulièrement avec mon caractère habituel qu'elle n'osa plus jamais m'adresser un mot. Cette femme simple reçut ce jour une lettre qui, certainement, aujourd'hui encore, demeure une énigme insoluble. Elle était de ces innombrables qui ne savent rien imaginer au-delà des apparences.
Les derniers amis à qui j'écrivais encore, qu'en quelques occasions j'ai même continué de rencontrer, me révélèrent, par leur stabilité, comme mes obsessions m'avaient entraînée loin d'eux. Nos intérêts divergèrent et les discussions puériles sur les telle ou telle personne, sur telle entreprise, sur la politique, m'étaient de moins en moins supportables. Ce que j'aimais encore seulement, c'était rire. Je ne parlais pratiquement plus que pour cela. Rire. C'était mon dernier plaisir, le dernier effort cérébral intéressant que je parvenais encore à accomplir en la présence de mes vieux amis : trouver la bonne phrase qui amusera tout le monde. Tout le reste de nos propos était à mourir d'ennui. Tout le reste du temps je me sentais devenir un peu plus stupide à tuer le temps par toutes les activités niaises imaginables que de vieux amis peuvent pratiquer ensemble et que l'entièreté de la planète en bonne compagnie s'agite à reproduire de minutes en minutes. J'allais mourir dans un monde plein de mystère, retenu par ces bras amicaux de l'explorer autant que, sur un lit de mort, il m'eut semblé acceptable ; empêtré à mon tour de tracas bassement terrestres qui concerneraient logis, femmes, hommes, argent, de tout ce qui monopolise une cervelle, de cela qui maintient dans une cage étroite qui oblige à vivre et mourir au même endroit sans avoir rien vu.
Nous avons pris des routes différentes. Je demeurais cet ami étrange aux préoccupations étranges et, leur semblait-il, inutilement compliquées. Leur compagnie, leurs correspondances, leurs amitiés m'apparurent progressivement comme d'irrécupérables moments que j'aurais dû consacrer à mes projets ; rien de plus, sinon une occasion de souffrir en nous séparant et montrer au monde tout ce que j'étais prêt à endurer par mes renoncements pour arpenter la route que je souhaitais emprunter.
Dans les dernières lettres que nous nous sommes échangés, si j'essayais de faire entendre mes tourments et mes obsessions, je ne suscitais qu'ennui et perplexité, aussi me fis-je vague à propos de mes occupations dont l'intérêt n'a jamais même semblé les effleurer : ceux-là, comme l'immense majorité des représentants du genre humain que je croisais, craignent de ne pas être divertis assez loin des choses terribles, des choses écrasantes et qu'au contraire je cherchais à saisir. Je me montrais alors froid et distant et, le temps faisant son affaire, je finis par être oublié. J'étais devenu, aux yeux de mes vieux amis, cet élitiste prétentieux inaccessible, qui probablement ne fréquentait qu'exclusivement d'autres élitistes prétentieux.
Et tout cela était parfait.
Plus tard, pour assurer plus complètement encore ma solitude, je signifiai au bureau de poste que mon adresse avait changée et en fournit une fausse où les lettres devaient se perdre à jamais. Je ne laissais qu'à mes parents et quelques rares personnes une adresse d'un bar qui conservait les courriers pour les nécessiteux, prétextant que cela m'était plus commode ainsi.
III.5. Solitude heureuse
J'étais maintenant seul. Entièrement seul. J'avais une trentaine d'années ; j'étais, à ma manière, heureux. Seul, j'avais finalement le temps et l'espace pour me consacrer à l'étude et à la pratique rigoureuse de mon art. À la vérité, et presque à regret, je ne souffrais pas des divers renoncements auxquels je dus consentir pour en arriver là. Je supposais que la douleur et le manque de mes compagnons viendraient plus tard, que ces sacrifices auraient inévitablement un prix à payer. Je saisissais ces instants et, sachant mon temps compté, je savourais cette époque d'étude et de calme.
Je parvenais à réfléchir et à le faire, luxe inestimable et inconnu, je le crois, de l'immense majorité de mes compatriotes, posément, sans interruptions, à la recherche de mes aspirations profondes et secrètes ; à infléchir, quand je le pouvais et s'il le fallait, celles qui feraient obstacles à mes projets, à embraser les autres. Le monde sociétal oblige, par conventions, à paraître, à simuler, à mentir, interdit certaines expressions d'humeur, en oblige d'autres. Qu'il en coûte de l'énergie pour être présentable aux yeux de cette police. Cette police à laquelle on ne peut échapper sans s'isoler au moins comme je le fis : Elle a les traits charmants d'une amante, le ton aimable d'un vieil ami ou l'aura bienveillante d'un parent. Elle a mes propres traits lorsque je suis l'un de ceux-là dans les yeux d'un autre.
De tout ceci, sans que je le conscientise à l'époque, j'étais libéré.
Durant cette première partie de mon isolement, je commençais à produire quelques-unes des carcasses de ce qui bientôt errera dans là forêt où je vis. Je découvris rapidement ma grammaire visuelle intérieure et me rendis capable, par un travail rigoureux et acharné, de la transposer dans mes sculptures – quelques fois même je parvins à le faire d'une façon qui me surprenait et m'encourageais. Tout cela vînt naturellement ; avec le calme dont je jouissais je parvenais plus clairement que jamais à entendre la voix intérieure qui m'était propre.
J'écrivis plusieurs nouvelles. Les connaissances en mécaniques et en physiques me manquaient encore pour faire tout à fait ce qu'en puissance et de manière frustrante j'arrivais seulement à produire. Aussi, pour ne pas réduire mon art, ainsi que je l'écrivis peu avant, à une production technicienne et spécialisée, je rédigeai mes premiers textes à vocation littéraire. Je constatais également et accidentellement que, par ce moyen, je parvenais à éclaircir ma pensée. Même si je tenais la philosophie en estime supérieure, je me découvrais plus à l'aise avec la fiction (pour laquelle j'avais aussi plus de goût) et observais que, par ces histoires, m'apparaissaient plus lisiblement qui j'étais, et qui était mon conducteur, m'apparaissaient plus lisiblement ce que j'avais observé, compris, désiré, que par toutes les autres formes d'écriture par lesquelles un arbre est un arbre, une cabane est une cabane. Quand me vînt l'agencement de l'histoire que je nommais « tourments de Larianna » et que je la mis sur papier, la forêt, les arbres et la cabane devinrent tout autre chose que ce dans quoi j'habite et que tout ce qui m'entoure. Ils étaient l'incantation de mes obsessions dans une langue autre, plus abstraite, plus propre alors à décrire les sensations et les phénomènes non mesurables par les mathématiques qui nous sont connues.
Toutes ces découvertes, riches de savoirs et de possibilités, me procuraient un plaisir et une jouissance immenses.
III.6 La bibliothèque de Mé'elle
Hormis les livres que j'avais emportés, qui n'étaient nullement suffisants, il me fallait m'en procurer bien d'autres. La première ville à proximité de chez moi était Mé'elle, située, j'estimais, à environ six kilomètres à pied. J'ai, soudain, y repensant, l'étrange nostalgie pour le chemin sombre, d'apparence affreuse, que je parcourus pendant les nuits d'hivers dans le but d'être à la bibliothèque à une heure où je devais ne croiser que le gardien. Comme infini, bordé d'arbres mourants qui contractaient leurs membres nus sous l'effet du froid, dont l'enchevêtrement des branches ombreuses au-dessus de moi se trouvait seulement tracé par les lueurs des étoiles et de la lune. Comme l'aller était plaisant. Et mon souvenir qui en retire le froid, enjolive encore cette route que j'ignorais alors parfaitement paisible. Cette longue marche dans ce tunnel aux motifs répétés était propice à l'entrée dans un état proche de l'hypnose, aux rêveries et à la philosophie. Dans ces abords, je cueillis nombre d'idées.
Nuitamment, j'entrais dans la bibliothèque délabrée du centre-ville. Je n'y croisais rarement autre âme que les gardiens volontaires dont les bras, trop peu nombreux, perdaient du terrain face à la moisissure, la poussière et, je le constatais dans un secteur, à la nature qui entamait une oeuvre d'appropriation de l'édifice. C'est le travail inestimable de ces bénévoles qui me permit de bénéficier des savoirs qui se trouvaient en ce lieu.
Je lus alors beaucoup, dans ma solitude. L'exigence de concentration nécessaire à la rédaction d'un livre, qui n'est jamais parasitée par des préoccupations techniques et complexes du corps (comme peut l'être la pratique de la sculpture), permet des conditions d'exercice optimales. La simplicité d'accès et à la fois l'immensité du champ des possibles permis par le verbe en font un art brut et qui oblige à la précision, un medium assurément propice à la transmission de connaissances sérieuses, car l'articulation soigneuse des mots entre eux par un individu unique forcent la rigueur et assistent la cohérence. Ajoutons que le temps qu'il faut à l'étude et à la digestion d'un ouvrage oblige dans une vie à participer au grand tri de l'histoire : Je me suis rarement fourvoyé lorsque je sélectionnais des oeuvres ancienne qu'encore aujourd'hui nous traduisons.
Je lus à foison les ouvrages des grands philosophes, historiens, penseurs, mais je voyais que tout cela qui y était développé se trouvait souvent de manière plus prenante, déployé en de plus nombreuses dimensions – et parfois plus largement – dans les livres de ces auteurs qui parvenaient à ajouter au sens du verbe, j'entends : les romans de fiction et les oeuvres poétiques (au sens large). Si les histoires sont fictives, les enjeux n'en demeurent pas moins transposables dans le réel. Aussi, quoi que quelque peu tard dans ma vie, je finis par ne plus lire que des fictions ou des nouvelles.
III.7. Avilissement
Tous mes efforts et mon travail ne pouvaient réduire la longueur de ma route. Aussi, ils ne le devaient pas : L'expérience est par nature malheureuse intransmissible ; les années de langueurs, de frustrations, de joies, d'obsessions, les échecs, les réussites, nécessaires à l'accouchement d'une oeuvre, ne pouvaient être simulées, raccourcis, réduits. Je n'aurais su les rendre en poésie aussi justement, aussi fortement, aussi froidement qu'en les vivant sensationnellement à chaque seconde et durablement. Aussi, car il n'existait aucun raccourci à l'expérience temporelle, pour endurer longuement, il me fallut m'avilir à me préoccuper d'argent.
Je réduisis au minimum vital mes dépenses (à quoi j'inclus celles liées à mon art), et quand même, il me fallut me résoudre à faire ce qui me répugna, ce qui seul me permettait, sans perte de temps conséquente, de gagner une modeste subsistance : commerce de mon art.
Je présentais alors mes sculptures à Mé'elle, dans un obscur lieu d'exposition ouvert, où les quelques visiteurs payaient pour voir ce qui intéressait à la lecture d'une brochure.
J'avais présenté pour l'occasion une série de soixante-seize pièces sculptées à hauteur d'homme dans un décor de ville peint à la main sur bois. J'y avais mis tout mon coeur à l'ouvrage, ne destinant pas, à l'origine, cette oeuvre à la vente, mais je ne peux m'empêcher de regretter d'avoir dû la commercialiser, troublant par la même la vérité de sa destination artistique. Son objet était l'art, son objet a été l'argent. Et pourtant, je les regarde, mes sculptures, à l'instant où j'écris, immobiles au-dehors de ma cabane, prenant la pluie impassiblement, avec nostalgie et compassion pour l'être naïf qui les sculpta, plein d'admiration devant les maladresses et imperfections qui ont rendu tous ces personnages si expressifs, trahissant tout complètement les intentions, les maladresses et les passions d'un auteur humain, encore trop inhabile pour maîtriser ce qu'il voulait montrer ou non.
Je lus dans les journaux qu'en ville je consultais encore parfois, que quelques journalistes avaient mentionnés mon travail. Bien qu'employant des termes flatteurs, ils ne parvinrent pas à formuler le sens juste de mon propos, du moins, celui que j'imaginais, ou bien ne s'en donnèrent pas la peine. Je l'écris sans mépris pour ces journalistes. Il est vrai : À quoi bon investir du temps dans l'oeuvre d'un anonyme ? Ils sont tellement nombreux, les créateurs, et beaucoup d'entre eux, souvent, n'ont en vérité rien à dire. Certains aussi déguisent en art un spectacle ou un commerce ; et s'immiscer dans toutes ces béances implique plus probablement des déceptions que d'heureuses découvertes. Si la belle oeuvre n'était pas rare, nous n'aurions pas à nous tourner vers les morts.
Le contradicteur rétorquerait ici : Son travail n'a pas été compris. C'est aussi peut-être qu'il n'a pas su l'exprimer assez habilement ; qu'il faut se situer au-delà de ses prétentions pour penser que son propos a plus de puissance que ceux de tant d'autres de ses contemporains dont l'oeuvre trouva un écho.
Peut-être.
Mais j'ai matière à penser que je n'ai pas toujours été aussi maladroit que ne le font savoir mes plus impitoyables juges intérieurs. J'eus en effet la surprise de voir qu'un journaliste d'une modeste revue avait minutieusement et, semblait-il, patiemment, analysé mon installation. Je n'eus mieux dit que lui ce qu'il avait cerné des dimensions complexes de mon travail, de mes intentions et de mes propos. Il était d'une ardente intelligence, aussi la surprise et la curiosité me donnèrent envie (le jour où j'eus connaissance de cet article) de savoir qui il était, ce qu'il faisait d'autre. Je questionnais alors le libraire qui me révéla qu'il ignorait la réponse, mais il me fournit l'adresse des bureaux d'où l'homme devait écrire. D'y aller et chercher plus de renseignement impliquait un détour et beaucoup de monde à qui parler avant de rentrer chez moi. Aussi, je ne sus jamais rien de plus de ce journaliste. J'oubliais même son nom. Mais je dois beaucoup à cet homme à l'intelligence redoutable : Je savais maintenant que mon propos, où qu'il soit, existait réellement dans mes oeuvres.
III.8. Vacillement
Ces pièces que mon coeur interdit d'effacer vieillirent dans un recoin de la forêt que j'avais aménagé à cet effet. Fut un temps, Je ne pouvais m'empêcher d'y passer, souvent, au détour d'une promenade. Il n'y avait plus aucune correction que je fus apte à apporter à ces sculptures. Leurs imperfections étaient gravées à jamais, car l'oeuvre appartenait à une autre époque, était celle d'une autre personne, plus jeune, plus naïve, à la passion toute ardente. La distance temporelle me permettait de mieux voir celui qui l'avait fait, ses faiblesses, ses maladresses, et quoi que ces traits pathétiques rendent ces sculptures touchantes, ils ne permettaient pas de constituer l'oeuvre dans toute la puissance par laquelle je souhaitais la voir se manifester. Ces femmes aux corps filiformes, ces hommes aux corps dégingandés, je les aimais et les haïssais. Ils étaient le souvenir de ma pureté, et ils étaient le témoignage de mon échec, celui dont il existera toujours une archive quelque part à cause de l'exposition où je les ai montrés. Les anciens, qui ne faisaient cas, pour des raisons techniques, que des mémoires importantes pouvaient faire disparaître les naïvetés et maladresses de leurs oeuvres. Ou bien, nés génies, n'ont-ils jamais eu à évoluer ? N'ont-ils jamais eu à échouer artistiquement ? Je peux penser à certains pour lesquels il n'existe aucune trace de cela. Comment supporter de ne pas être le grand Raskarov ?
Je maudis mon passé ; ma vie puérile et mon époque imbécile où les clowns et les amuseurs occultaient ceux qui nous disent des choses de l'existence, ceux qui la rendaient dans tout son intérêt. Raskarov, qui vécut les temps graves de la guerre que vous savez n'eut jamais le luxe de subir quelque distraction. Est-ce à dire que la guerre eut du bon ? Pauvres de nous, imbéciles heureux des temps de paix.
J'enrageais : l'égarement de mes jeunes années m'avait-il forcé à jamais à la modestie ? Je refusais de le croire. Cette errance, qui me conduisit à entendre mon conducteur et puis la rage de découvrir les mystères de la vie qui en éclos, devront faire la singularité de ma conduite et de mon oeuvre.
III.9. J., première automate
Durant cette première partie de ma solitude, j'écrivis plusieurs nouvelles, et réalisais de nombreuses sculptures. En parallèle, souhaitant les animer, je travaillais pour me perfectionner en mécanique et apprenais à exploiter des notions et lois physiques toujours plus complexes. Pauvre et seul, je ne devais compter que sur moi-même pour assimiler l'énorme masse de connaissances. Je n'eus malheureusement jamais le luxe de rencontrer quelque interlocuteur patient et informé pour répondre à mes questions. J'empruntais alors une énorme quantité de manuels à la bibliothèque de Mé'elle et triais tant bien que mal les informations utiles, ou indirectement nécessaires, à mon projet. D'échecs en échecs, je finis par obtenir un résultat modeste mais encourageant. J'avais automatisé ma toute première sculpture.
J., ainsi la nommais-je, représentait une femme aux longs cheveux articulés, au visage doux et rond, aux jambes longues et fines. Ses petits pieds, jolis mais malheureusement mal conçus pour la marche, l'empêchaient d'aller bien loin sans tomber. Elle ne pouvait se déplacer que d'un point à un autre et, si elle trébuchait en chemin (ce qui était fréquent), demeurait incapable de se relever, battant ses pieds dans le vide.
J. a toujours eu un charme spécial à mes yeux. Elle était loin d'être accomplie techniquement, en ses formes et en ses capacités – je parle de grâce et de mécanique –, mais elle était mienne, mon travail, ma réalisation : ma bizarrerie, exprimant, plus justement que je n'eus su le faire en mots, mes sensations, les vues de mon imaginaire à cette époque. Que ne puis-je savoir si, voyant J. déambuler, l'on peut voir ce que je vois.
Aujourd'hui elle erre, escortée par deux automates dotés d'armatures plus sophistiquées. Ils la surveillent à jamais et savent, lorsqu'elle chute, prendre soin de l'aider à se relever.
Cela est donc définitif. De mon vivant, J. n'aura pas été aperçue par grand monde, ni mes nouvelles lues. Il faut dire que je n'eus jamais le moindre enthousiasme à prospecter pour faire connaître mon oeuvre. J'avais envoyé mes nouvelles par courrier aux bibliothèques voisines – c'était tout –, et, une ou deux fois l'an, je recevais un courrier d'un aimable lecteur qui me faisait connaître son intérêt pour ce sur quoi il était, de manière improbable, tombé. Je ne m'enorgueillissais jamais de cela et au contraire m'en méfiait : On dit, après tout, qu'un certain charlatant démuni de talent artistique (mais doué d'un sens du commerce) – et que je ne nomme pas à dessein ; le lecteur verra bien quelque homme ou femme équivalent de sa connaissance –, croulerait sous les courriers d'adorateurs.
Mes oeuvres demeuraient, le temps passant, d'obscures pièces enfouies dans la forêt où je vivais. Comme je souffrais à l'époque qu'elles ne puissent être, d'un coup d'oeil, reconnues d'immense valeur, qu'elles ne soient si juste, si éclatante de vérités que ce qu'en pensée je fantasmais, je devais me répéter (pour ne pas désespérer) : « Soit, si elles n'étaient pas les réalisations puissantes que je souhaitais qu'elles fussent, alors elles en seront les esquisses – qui peut-être n'auront de charme que pour moi – de ma grande oeuvre ». Ainsi me consolais-je et trouvais-je la foi d'avancer encore et encore, un pas après l'autre.
III.10. Grande dépression
Et ainsi travaillais-je avec acharnement durant les deux années qui suivirent. Et puis, un été, je succombais à un terrible et intense mal-être. L'aiguille de la douleur de vivre, qui appuyait sur ma peau en permanence, s'enfonça, soudain et sans alerte que je sus anticiper, profondément en moi. Puisqu'elle se logeait, m'apparaissait-il, durablement, je crus devoir m'y accommoder (et le pouvoir), et me résolus à souffrir. Résigné aux bonheurs et aux plaisirs, je peignis d'une traite l'histoire d'A. sur 45 planches de bois. Dans l'état mental dans lequel je me trouvais, je les réalisais sans embûches, sans efforts, sans angoisses : le résultat ne m'importait plus. La vie s'écourtait. L'heure du bilan était proche. Le temps pour les progrès n'était plus. Je croyais – c'était une vérité invincible à l'époque – que j'usais là de mes ultimes forces et pouvais donc sans retenu les brûler toutes entières.
Cette douleur bénie me permit d'atteindre un état d'abnégation hors duquel je n'eus su produire l'histoire d'A. Et malgré la dangerosité de la situation dans laquelle j'oeuvrais, et qui teinta si singulièrement ces tableaux, je ne sus obtenir d'être capable de les voir SE MANIFESTER EN TOUTE NOBLESSE – j'enrage et j'écris frénétiquement alors que je me remémore cette frustration sinistre que je ressentis – encore ; encore une fois, ayant là tout donné, ayant embrasé la douleur et le mal, ne pouvais-je ressentir de la satisfaction, de l'admiration pour mon oeuvre qui me coûta tant, et non, à nouveau, un attachement puéril, une sympathie à l'égard d'une oeuvre au charme tout en affects, cet amour stupide, pareil à celui d'une mère pour son enfant quelconque et quoi qu'il soit !?
Je ne puis écrire plus ; je sors.
III.11. Persévérance
Mais les états chagrineux viennent et partent. Et cette douleur que je crus éternelle s'adoucit et puis disparut. Je commençais alors une nouvelle période de ma vie dont je ne perçus pas la transition à l'époque.
Avais-je découvert quelque chose des secrets de la vie après avoir travaillé et construit toutes ces sculptures, réalisé toutes ces peintures, écrit toutes ces nouvelles ? Voilà bien une question à laquelle je m'interdisais de répondre à l'époque. Et je pus m'en abstenir sachant cela : La réalité des temps présents et leurs significations ne sont perceptibles que hasardeusement, alors, « que pouvais-je en savoir vraiment ? » — Pas grand-chose, heureusement. Ou bien, perçant trop rapidement la vanité de mon travail, les limites de mon jeune esprit, j'aurais pu perdre tout espoir et cesser d'avancer. Telle est la bienheureuse et faible disposition du corps et de l'esprit humain, d'être impuissant à percevoir les vérités du présent.
Mais, il en est autrement du passé.
Alors, avais-je percé ne serait-ce qu'un des secrets de la vie après tant de travail, à cette époque ? Je peux y répondre, désormais.
— Non. Pas à ce moment. Après des dizaines de milliers d'heures de travail obstiné et solitaire, je n'avais peut-être que les fondations de mon oeuvre. Il fallait qu'elle soit immensément plus grande, je le savais déjà en ce temps. Il fallait que je travaille plus ; bien plus !
III.12. Le dépôt
Certains outils dont j'avais besoins pour confectionner mes sculptures se trouvaient disponibles librement dans un dépôt public de la ville. C'était une initiative visant à réduire le désoeuvrement des habitants qui était cause en partie, avait-il été jugé, de la vague d'alcoolisme qui touchait Mé'elle. Aussi, ces outils devaient inciter la population à entretenir ce lieu, gagné comme tant d'autres par la ruine.
Je me distrayais parfois à me figurer moi-même devenu un de ces éternels alcooliques si les moyens de sculpter et de mécaniser mes travaux ne m'avaient pas été accessibles. J'aurais concentré mon oeuvre dans le dessin et l'écriture et, manquant de cette stimulation intellectuelle que me procurent mes recherches en mécanique, j'aurais, d'ennui, après une banale journée à oeuvrer, bu un verre, puis deux ; et de mois en mois, j'aurais sombré définitivement – ma lutte pour l'art remplacée par ma lutte pour me sentir mieux. C'est là l'idée que le champ des possibles est déterminant et le coeur un simple quémandeur chétif, empêché d'un revers de main. C'est là, une simple théorie, mais à laquelle l'initiative des dirigeants de Mé'elle devait apporter une solution.
Cette initiative fut la cause d'un conflit. De ce que j'en compris, ceux qui faisaient commerce de ces outils se sentirent floués et ripostèrent agressivement. Je suppose que l'innocence de façade de ce projet portait une dimension politique conflictuelle mais, à vrai dire, je n'en avais cure. Je me fichais bien tout cela, et « la tempête, disait un poète d'une époque trouble, pouvait bien battre à ma fenêtre tant que possible, je n'aurais pas levé la tête de mon pupitre ».
Ces outils m'auront été indispensable. Sans ceux-là, je n'eus probablement été capable de durer aussi longtemps, encombré de l'esprit qui est le mien. Par gratitude, je suis allé, après avoir appliqué les touches finales à mon oeuvre, y laisser tous mes manuels, toutes mes notes de recherches, ainsi que tous mes propres outils. Puissent-ils permettre à quelques êtres d'aller, sinon jusqu'au bout, un peu plus loin dans la vie.
III.13. Sainte
Je me rendais toujours de nuit au dépôt dans le but de n'y croiser personne et, sauf une fois, ce fut toujours le cas.
Ce jour-là, j'entendis un bruit. Hésitant sur la conduite à tenir, je restais hébété dans l'ombre des arbres à fixer la forme mince et longue se pencher dans la benne et en tirer successivement plus d'outils que sa forme suggérait qu'elle put en transporter. En la voyant se mouvoir, je pus distinguer l'allure chétive de cette ombre que de longs cheveux faisaient onduler. C'était une femme et il me sembla que si elle me voyait là, elle prendrait peur ou, ce qui m'était insupportable à imaginer, qu'elle douta que ma présence ici n'avait rien de perfide à son égard. L'on est seul pour n'exister tordu dans l'esprit de personne. Ainsi le danger de demeurer éternellement sous la forme de quelque pervers vicieux dans l'idée que cette femme pouvait se faire de moi me mit dans un état d'angoisse terrible, alourdi encore par l'engourdissement de mes facultés à interagir avec mes semblables.
Je pensais que mes congénères étaient entraînés à voir le mal partout et, en partie parce que je craignais d'apparaître comme porteur de cela, je disparus du monde. Cette créature face à moi, par son existence, allait me révéler cela : Nous voyons le mal le plus souvent où il n'est pas et c'est de cette manière que, malgré sa toute petite existence, nous lui permettons d'être accru, d'être omniprésent par nos craintes, nos méfiances et nos fantasmes. Mes projections du mal dans le regard des autres ; leurs yeux comme autant de miroirs qui reflètent la noirceur font du monde un gigantesque théâtre d'ombres obscurcissant tout cela qui est en réalité simple, ordinaire ou innocent.
La gracieuse créature tomba à la renverse et tira sur elle un lourd marteau à deux mains. Je me souviens d'un bref cri aiguë. Et puis j'accourus sans réfléchir auprès d'elle et m'agenouillais. Inquiet, je la questionnais sans oser la toucher, ce que j'aurais pourtant dû faire pour l'empêcher d'essayer de se relever immédiatement. Elle aggrava sa blessure et alors, relevant la tête et sur un hurlement silencieux, je pus apercevoir nettement à la lumière blafarde de l'éclairage au gaz, un visage tout en harmonie, doux et gracieux même dans la douleur, dont la vision allait m'enchanter longtemps.
Un bandage de fortune créé à partir d'un tissu de mon sac épongeait sur sa hanche son sang. Elle sentait qu'il n'y avait rien de grave et voulu seulement se reposer un instant, le temps de se remettre.
Je m'assis à une certaine distance d'elle. Elle regarda l'écart qui nous sépara et rit de bon coeur. Elle me promit, se moquant de moi, qu'elle ne me ferait aucun mal. Je m'approchais alors et, côte à côte, observant la lisière de la forêt tracée par l'unique lampadaire du dépôt, nous avons longuement parlé.
Elle s'appelait Sainte. Je m'excusais d'abord et lui dis que j'espérais ne pas lui avoir fait peur. Il n'en était rien – j'avais projeté l'image d'une femme suspicieuse sur cette innocente. Je m'en repens. Je lui expliquais ce que je faisais succinctement et lui confia le caractère nécessairement solitaire de mon travail, comme essayant de justifier la conduite distante et honteusement peu masculine que j'eus à son égard. À mon étonnement, ma vie et ma pratique semblèrent particulièrement l'intéresser. Elle sculptait, elle aussi, mais je n'eus pas l'occasion de la questionner à ce sujet. Nous avons parlé longuement, cette nuit ou, plus précisément, elle eut longuement parlé. Je ne disais pas grand-chose ; j'écoutais (ce dont elle ne sembla pas avoir l'habitude). Bien que j'aie apprécié l'écouter, à la vérité je ne savais plus quoi dire aux autres. Pour quelque raison qui ne savait m'apparaître comme raisonnable après tout ce que je vis de mes congénères, elle émit le désir de me revoir, moi, un inconnu, à nouveau. Elle me cita trois jours de la semaine et me dit qu'elle serait ici à la nuit venue, à la même heure. Nous nous sommes séparés et je ne la revis plus jamais. Je réduisis mes visites au dépôt et n'y allais plus qu'à des heures et des jours où je devais ne pas la retrouver.
Elle était trop belle, trop pure ; elle allait pénétrer mes pensées et mon monde. Elle allait se loger en chaque recoin et j'allais la haïr pour cela. L'art était le seul objet d'obsession qui me parut valable d'embraser – je n'aurais su m'en détourner sans devoir me détruire –, le seul à quoi user mon temps et qui pourrait, sur un lit de mort, m'apparaître avoir été correctement employé. Il n'est pas de paisibles déjeuners où l'obsession d'une question ne me prends ; pas de soirée où je puis me coucher sans sévèrement réfléchir à un meilleur agencement pour ceci ou cela. Je n'eus su endurer de repas heureux auprès d'une belle, pas plus que de nuits de bonheur dans ses bras. Je n'eus su être bon pour elle qu'idéalisé, car dans les faits je n'aurais été qu'un sévère grincheux obstiné au fond de qui une mécanique indestructible grave et regrave dans sa chair des runes qui disent : « ta destinée glorieuse existe », et si tel était le cas, elle ne pouvait s'atteindre assoupi et satisfait dans les bras nus, doux et chaleureux, d'une femme comme Sainte. Je t'ai aimée, Sainte ! Je t'ai aimée ! Tant que je ne pus te permettre de souffrir auprès d'un homme fou et brisé.
Adieu ma belle bavarde. Te voir plus, c'était causer notre perte à tous les deux.
IV. 1. Préambule au désespoir
Alors avec acharnement et durant d'autres longues années solitaires j'ai monté d'innombrables sculptures dont les mécanismes étaient de plus en plus sophistiqués. Elles étaient capables d'errer, mes sculptures, mais j'avais encore à trouver un moyen de rendre ce mouvement perpétuel. Et puis, des évènements imprévus parvenaient encore à les neutraliser. J'affinais les visages et leur donnait des expressions paisibles et joyeuses, toujours mieux accordées avec la singulière représentation que j'avais en tête. Les corps des hommes se firent de plus en plus irréalistement forts et puissants ; les corps des femmes de plus en plus irréalistement sveltes et souples.
J'ignore à cette époque le sens véritable, profond, de ces agencements mécaniques et artistiques. Autrefois, le secret de leur signification m'intriguait et je pensais en y méditant pouvoir y acquérir quelques connaissances cryptées, rares et obscures de la vie. Subrepticement, imperceptiblement, lentement, la recherche de sens a laissé place entière à l'obsession seule de produire. Les idées qui m'étaient soufflées à l'esprit l'étaient sur un ton progressivement plus autoritaire. Les formes qui s'imposaient à moi étaient à la fois plus nettes et d'autant plus obsédantes. Mon sommeil en était terriblement troublé et je parvenais à ne trouver qu'un modeste repos qu'une fois mes visions de sculptures ou de corrections accomplies. Mais de nouvelles venaient toujours s'imposer à moi : Les produire était le seul moyen de m'en libérer. M'en libérer devînt ma seule raison de produire. Et par ce même glissement, je sombrais dans une solitude oppressante et malheureuse.
IV. 2. Configuration initiale
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu cette appétence à dire la poésie des choses. La dire en images, la dire en mots, la dire en sculptures : qu'importait. Une nécessité intérieure m'obligeait à dire comment je la ressentais. Ce qui va se produire bientôt, avec mon magnum opus, était – comment le penser autrement ? – largement déterminé par cette configuration cérébrale initiale.
J'étais un enfant pratiquant inconsciemment les arts. Je n'avais, bien sûr, vécu aucune expérience qui mérite d'être racontée et quand même, j'avais dix ans, je crois, quand je produisis ma première histoire illustrée. Une histoire insipide qui n'aurait eu de valeur que pour un nostalgique ou un psychiatre. Je l'ai brûlée. Plus tard, j'ai commencé à écrire de courtes histoires. C'en était de pathétiques, racontant les promenades de vieillards errants, les déboires d'imbéciles ivres jouant les importants au sommet d'un gratte-ciel, les troubles d'un vieil homme en proie à des cauchemars, ceux d'un jeune adulte se perdant volontairement dans un désert de glace. N'imaginez rien d'extraordinaire. À cette époque, l'écriture ou le dessin n'étaient pas une part importante de ma vie. J'étais adolescent et jeune adulte, et je n'avais rien à dire. Tout ce que je voulais c'était être regardé, dans un cercle de taille modeste, comme un être spirituel et comme un talentueux technicien des arts, être aimé, et être aimé de filles que j'aurais aimé, être admiré de tous ceux que plus tard je mépriserais.
En dépit d'un goût certain pour les histoires sombres, – où il me semblait déjà pouvoir y trouver la rareté et l'originalité spirituelle par laquelle j'aurais su me distinguer –, j'ai eu ce qu'on qualifierait d'« enfance heureuse » : de bons parents ; pas de traumatismes d'enfance (dont j'ai souvenir, du moins). J'étais un petit être arrogant, croyant tout savoir et me croyant proche des sommets de l'art, en dessin et en sculpture. L'on accorda trop d'importance à ma parole et je la crus en effet importante ; alors, quel besoin aurais-je eu de lire et de travailler puisqu'on me renvoyait l'image d'un être accompli ? J'eus préféré qu'on me dise : « tu ne sais rien. Travail. » Mais, si j'avais effectivement travaillé si tôt, mon oeuvre achevée encore plus rapidement, peut-être serais-je alors allé encore moins loin du bout. Ce que je créais était donc sans aucun intérêt. Le geste, en revanche, de cet ignorant, était digne d'études pour qui cherchait à découvrir des secrets de l'intime nature qui nous régit. Avant que l'obsession de créer n'occupe même la place réservée à la raison j'avais rédigé un texte portant sur la nature des forces qui m'obligeaient à l'acte de création et largement produit à partir des conclusions que je tirais de l'analyse de ma pratique. Quoi que le ton universalisant me semble aujourd'hui à mettre en question, j'adjoins ce texte ici pour ce qu'il a d'éclairant au sujet de mes anciennes croyances et préoccupations, et qui dessineront une partie de mon cheminement.
IV. 3. Acte de création
Ainsi ai-je écrit :
« La nature ne permet pas seulement aux êtres de se reproduire, elle les veut se reproduisant, aussi place-t-elle en chacun des guides impérieux. Ils ont la forme d'un désir, d'une obsession, d'un fantasme et nous obligent envers l'homme ou envers la femme. C'est un dispositif, un système qui entraîne l'accouplement et dont l'objet est l'enfant : la perpétuation de l'espèce. Et pour cela, elle va même plus loin, cette nature. Elle nous murmure à l'oreille : « tu es mortel. Tu vas disparaître. Ne souhaiterais-tu pas persister génétiquement et dans la mémoire tendre d'êtres aimés ? C'est horrible, de disparaître, non ? Tu dois enfanter. »
Voilà le code primitif, lisible explicitement chez tant de nos congénères et qui nous régit. Or, il arrive que la nature, pour ses projets, modifie des variables de ce code ou adjoigne à cette base d'autres codes. Voyons qu'ici un homme désir un homme. Là, une femme désir une femme. Et là encore, plutôt que répondre au désir de persister par l'enfantement, l'un produit une oeuvre. Ce sont là des erreurs de la nature ? – (À supposer qu'elle en soit capable et nous mortels aptes à les commenter) : et alors quoi ? Ou bien nous salissons le monde par des conceptions avilissantes des choses qui nous dépassent, ou bien, puisqu'elles nous dépassent, choisissons de les concevoir positivement. L'homme ou la femme qui aime celui de même sexe n'est-il pas, si on le veut, le message de la nature pour nous dire que l'amour peut se faire par amour et sans besoin d'enfanter ? Il y a même tant d'autres jolies possibilités que la poésie permet pour rendre belles les choses qui nous dépassent sans même nécessiter d'occulter le réel. Et quant à la raison d'être de l'obsession artistique, Voici la vision poétique que j'aime à regarder :
La nature commande donc à certains – appelons-les « artistes ». Elle place en ceux-là des fascinations et les oblige. Veut-elle qu'on la montre ? Veut-elle tant qu'on la dise ? Il y a tellement à conjecturer sur l'intelligence de ces projets d'exhibition. Pour ma part, pragmatiquement, je prends plaisir à penser ceci – « ceci » qui ne s'exposera pas comme une vérité, mais comme le délirant et utile leitmotiv d'une fourmi mortelle qui observe une puissance dont rien n'assure qu'elle ait les sens pour capter la nature dans toutes ses extensions.
La nature doit manifester, car une déesse invisible est impuissante, son étendue. Et elle existe en des lieux qui ne se voient pas, qui ne se sentent pas, qui ne se touchent pas : la psyché en est un exemple. Comment donc la dire ? C'est à l'artiste qu'elle prête ce rôle de le faire, aussi, qu'importe ce qu'il peint, sculpte, écrit, il ne fait que révéler (lorsqu'il est capable de sincérité), conceptualiser le monde supra-verbale que les sens ne peuvent atteindre sans media intermédiaires. La querelle entre les artistes qui affirmaient que l'art se devait d'imiter la nature et ceux qui affirmaient au contraire qu'il devait la dépasser n'aura été, de fait, qu'un simple jeu intellectuel : ils étaient, les uns comme les autres, les objets des injonctions à produire que la nature a placé en eux. Ils la disaient, la nature, et qu'importe ce qu'ils ont cru faire.
IV. 4. Addendum à Acte de création
Ils en furent les jouets, et aussi l'étais-je. Mes malheurs et mes souffrances grandissantes n'étaient que l'étincelle utile à la nature pour générer un feu, ET QUEL FEU je provoquerais tout à l'heure ! – Je vais te montrer dans toute ta méchanceté !
IV.5. Volonté de bonheur
Et pendant une nouvelle année j'allais m'acharner à produire – avec hâte –, comme s'il existait une fin au nombre des agencements que je pouvais produire, comme si, mon oeuvre terminée et mon contrat avec la nature achevé, j'allais avoir le droit de mourir.
La volonté de mourir m'a longtemps accompagnée, mais n'était pas concrète ; c'était, seulement, chez moi, une idée douloureuse que j'acceptais consciemment d'embraser, pensant qu'elle était de ces dangers qu'il me fallait oser supporter, à la fois pour m'endurcir (ce qui était une bêtise mais que seule l'intransmissible expérience enseigne ; les épreuves de l'esprit réduisent la résilience, affaiblissent irrémédiablement), et à la fois pour vérifier ce que les illustres artistes passés – les génies de la souffrance en particulier –, diseurs des contrées de l'esprit, en rapportèrent. La beauté noire des descriptions qu'ils en firent en peintures, en mots et en sculpture m'attirait en ces lieux dangereux où je savais devoir la fréquenter.
Je le savais tout cela, que la volonté de mourir était tout ce temps une idée bien plus qu'une envie, mais ce savoir, je le rangeais souplement dans un coin connu de mon esprit où je veillais à ne pas aller. Je ne voulais pas mourir. J'aimais mes tourments, avant qu'ils ne deviennent si dominants. Lassée, d'être maniée par moi qui l'utilisais avec arrogance, la volonté de mourir finit par me saisir brutalement.
IV.6. Perditions
J'étais seul depuis déjà si longtemps, et les saisons se succédèrent avec une régularité si ennuyeuse que je perdis le compte des années. Je sais seulement que je n'étais plus un jeune homme ; que je parlais déjà beaucoup seul, répondant aux questions imaginaires de Sainte, discutant longuement avec une image réinventée de cette femme dont je ne pouvais déjà plus me remémorer le visage clairement ; que je ne souriais plus que bizarrement quand je m'efforçais de le faire.
Dans ma cabane, il m'est arrivé quelques fois d'arrêter toute activité artistique pendant des périodes allant parfois jusqu'à deux semaines, lorsque l'épuisement et un peu de paresse me gagnaient ; lorsque les réponses à l'« à quoi bon » de mon oeuvre perdaient de leur force, s'affadissaient, à la manière d'un mot que l'on répéterait de nombreuses fois d'affilée si bien que l'ennui à le penser laisse place seule à une articulation bizarre et inepte de phonèmes insensées. Mes raisons d'agir ne m'étaient plus compréhensible alors et, me laissant, par l'abandon temporaire de mon oeuvre, errer dans le néant (où j'espérais secrètement découvrir une nouvelle forme du désespoir et qui puisse me faire voir de nouvelles couleurs à mettre sur ma palette), je me laissais prudemment subjuguer par la simplicité, la facilité d'une existence où tout effort est vain. Si l'on veut, je demeurais dans le hall d'entrée de ce néant. J'en visitais les coins proches mais veillait, aussi secrètement que je puisse le faire vis-à-vis de mon propre esprit – je devais expérimenter l'abandon et le nihilisme comme s'il était définitif et total –, à ne pas m'y laisser happer définitivement.
Ainsi j'allais errer de nombreux soirs à Mé'elle et y passais les nuits entières. Pour me désinhiber, je m'enivrais, et puis je déambulais et me laissais aller à rencontrer quelques ivrognes, fugacement heureux dans un parc. Je jouais aux échecs avec eux, à un niveau que l'alcool abaissait remarquablement, mais avec un plaisir et une franche amitié, quoi que subreptice, surnaturels.
J'allais généralement trouver à manger dans une échoppe, cherchant ce qu'il y eut de plus gras et de plus appétissant, ne me préoccupant plus des faiblesses que cela put entraîner sur mon corps et en conséquence mon travail. Dans ces moments reposants, je cessais entièrement, pour quelques heures seulement, de penser à mon oeuvre. Je prenais même plaisir à songer vaguement à l'abandonner telle quel, « vaguement », car n'oubliant jamais que ces heureuses pensées n'étaient possibles que dans l'état d'ivresse transitoire. Je m'imaginais y rencontrer une femme, et songeais même, lors de mes dernières excursions, à retrouver Sainte, à qui je pensais beaucoup dans ces moments-là. Je me promenais alors avec son image en tête, la cherchant plein d'espoir sur chaque visage. Je demandais des renseignements aux passants, autant dans le but de la retrouver que pour le plaisir d'une conversation. Je souriais à imaginer une vie avec cette femme, aux côtés d'enfants, même ; à mourir paisiblement, satisfais de la modestie de mon art dont la pratique, les dernières années, n'aurait été que pour le bonheur d'oeuvrer, sans chercher à atteindre quoi que ce soit. J'aurais eu une longue vie ennuyante et heureuse auprès de l'aimante Sainte. Et puis je manquerais à deux enfants qui s'inspirerait d'un bon père, un peu médiocre artistiquement, mais dont la médiocrité lui fournit l'espace intellectuel pour bien se concentrer sur leur éducation et les bons choix paternels.
Mais enfin, ainsi que l'ivresse est dissipée au matin, les rêves et les projets et les fantasmes qui vous paraissaient la veille tellement simple à exécuter, tellement évident à mettre en oeuvre, si parfait, s'écroulent. Et me prenant comme la gueule de bois, lorsqu'après avoir quitté mon oeuvre je goûtais à la vie simple quelques jours, inévitablement, je finis par sombrer dans l'acédie. Je découvris ainsi que le courage et l'ardeur au travail ne sont que des illusions, les dispositions hasardeuses d'un esprit humain ; et la décision d'oeuvrer ou non ne m'eut jamais appartenu. Elle a toujours découlé d'une certaine disposition du cérébral et de l'environnemental. Et l'être qui crut, luttant contre les tourments s'atteler à la tâche tout en peine, n'eut en fait jamais connu la véritable tristesse : Celle qui n'est pas romantique ; celle qui anéantit toutes les forces d'action en vous ; celle que peut vous faire expérimenter l'alcool – j'y viens. Et quand même, si vraiment, comme je croyais l'avoir expérimenté, nous ne sommes qu'un esclave irrémédiablement enchaîné, dont la liberté consiste à ralentir et s'arrêter le long de la route choisie pour nous ; jusqu'à ce qu'un maître invisible vienne nous fouetter et, s'il nous reste de la force, à obéir pour ne pas endurer plus son châtiment ; autrement à souffrir tant que l'on ne va pas comme il le décide. Si vraiment nous étions cela – et je ne savais plus le voir autrement à ce stade de mes expériences –, je le rejetais ! Je rejetais cette idée de toutes mes forces, car alors je voyais le risque de m'en servir pour justifier l'inacceptable : Pour justifier la paresse et l'inaction dans un monde qui devait compter tant de mystères à dévoiler ! Je craignais certes de m'écarter ainsi du vrai et du juste, mais ce mensonge que, vous l'entendez certainement en me lisant, je n'ai jamais su intégrer devait me prémunir de mettre un terme à mon oeuvre. Je devais être capable d'endurer toutes les douleurs du monde et d'aller, surtout à l'encontre même du maître invisible, voir ce qu'il m'interdisait de voir, hors des chemins qu'il m'obligeait à parcourir, aller là où il mettrait toute son énergie à claquer de son fouet jusqu'à exploser ma dernière capsule de sérotonine. Et quand même, au bout, observer les secrets interdits de la vie ! « Qu'importait la douleur, j'allais l'endurer, me disais-je, puisque j'allais être en mouvement. Et un corps mouvement est plus difficile à atteindre par le maître ». Qu'importait même tout cela : je n'avais pas d'autre choix que vivre à cette époque, car je ne pouvais infliger ma perte à mes tendres parents (à qui je cachais soigneusement ma situation mentale), qui, les derniers, m'écrivaient encore une ou deux fois par an de gentilles lettres.
Alors, pour l'acte final de mon travail, j'allais mettre à l'épreuve l'esprit que j'avais oeuvré à bâtir toutes ces années dans ma solitude éprouvante, embraser les vecteurs d'émotions les plus terribles que j'allais trouver ; j'ai ouvert grand les portes au mal et commençais, après de longues et douloureuses journée de travail, pour me reposer et me rendre capable de reprendre ma route jusqu'au bout, à boire de plus en plus régulièrement.
IV.7. Du bruit
Il me fallut de nombreuses de mes excursions enivrées à Mé'elle pour en réalité pouvoir mettre des mots sur le bienfait qui, particulièrement, produisit en moi au départ le plaisir de la boisson et l'envie de boire.
Entendez qu'il y a dans ce crâne qui est le mien un bruit perpétuel, des voix et des sons, une cacophonie éternelle, qui se fit plus bruyante d'année en année, qui nécessite que je me concentre intensément, péniblement, parfois, pour percevoir les questions, les insinuations, les doutes qui s'amoncellent et qui suggèrent comment, comment, comment construire, continuer, améliorer, réparer mon oeuvre. Ces bruits m'affligeaient, tombant sur mon crâne enchaîné comme des gouttes d'eau à chaque minute de chaque heure, de chaque jour, de chaque mois, de chaque année.
Ces bruits, l'alcool les éteignait, d'où vient que j'étais si détendu en ville : j'expérimentais la rareté de ces instants de silence. La brume des sons dissipée, je voyais des rêves plus simples où Sainte se mouvait gracieusement auprès de moi. Je pouvais voir cette femme souriante dans un futur imaginaire ; et l'alcool n'y existerait pas, car son sourire aussi aurait éteint les chuchotements d'idées, d'agencements, de dessins, de textes, qui me persécutaient de plus en plus fortement. Mais je n'allais jamais retrouver Sainte. Alors je bus beaucoup, et régulièrement.
Boire était un plaisir triste, car coûteux : C'était prendre un peu du bonheur du lendemain et le consommer avec celui du jour même. Et pour quelqu'un comme moi qui possédais de ce capital journalier en si petite quantité, cela revenait à écourter considérablement sa vie. Aussi, pressé comme je l'étais d'aller au bout de mon oeuvre, je craignais d'être ralenti dans mes projets. Mais je savais toujours me convaincre que l'expérience de ce désespoir pourrait avoir un intérêt. Je songeais que parfois certaines routes escarpées mènent plus rapidement au lieu indiqué, et ainsi, au nom de mon oeuvre, ma santé et mon bien-être en paiement, j'allais me laisser sombrer à boire solitairement et sans limite.
IV.8. De l'alcool
Cela a commencé comme je l'ai dit. Un soir dans le mois. Un soir dans la semaine. Un soir parce que je me sentais plus tourmenté que d'ordinaire. Un soir pour me détendre. Le silence après une féroce journée de travail m'était si apaisant. Boire était le seul moyen à ma connaissance d'anéantir le bruit temporairement, mais il y en eut forcément d'autres dont je ne pouvais avoir connaissance, n'ayant que peu d'informations sur sa nature. J'en appris un peu plus grâce à l'alcool. Principalement, le bruit était psychologique : Il ne s'éteignait pas lorsque je m'enivrais, ni progressivement. Il s'éteignait soudainement, sitôt que je me résolvais à aller boire. Et le silence durait jusqu'à ce que je redevienne sobre. Alors dans deux paradigmes simultanés, je buvais : Je buvais, abusant de ce remède au bruit, et je buvais, goûtant de cette potion qui permettait d'apercevoir des formes de l'enfer à réinvestir dans mon oeuvre. Pendant deux années particulièrement troublées – une courte période au regard des récits que je pus lire au sujet de grands alcooliques célèbres – je bus – je dirais tous les deux jours, autant que mon foie le permettait –, seul, dans ma cabane, en paix quelques heures.
Pendant toute cette période, en dehors de mes heures d'ivresses qui devenaient moins intenses les une après les autres, j'étais plongé dans un profond désespoir. Il me fallait déployer une force mentale de réserve, pour pouvoir encore sculpter, qui était en réalité celle de mes années futures et sans lesquelles j'allais être démuni. Se lever, manger, se détendre, tout était pénible et nécessitait réflexion. Les bénéfices de ces actions simples, à la fin, ne semblaient jamais pouvoir apaiser la douleur, aussi tous ces vains efforts n'apparaissaient pas plus attrayants que de me laisser mourir dans son lit.
IV. 9. Sevrage
Comment n'ai-je pas sombré dans l'alcoolisme le plus sordide ?
– Bêtement. Ma nature excessivement sensible fut ce qui me garda de m'enfoncer, arrivé à un certain stade. Ma consommation était loin d'être spectaculairement volumineuse, mais – faiblesse ou sensibilité – je payais souvent mes heures d'ivresses par un ou deux jours de désespoir abominable. De plus, je n'étais pas capable de faire durer mon ivresse sur plusieurs jours en raison de douleurs à l'estomac provoquées, probablement, par l'alcool bien particulier que je produisais, veillant à ne pas en améliorer la formule pour ne jamais rendre l'expérience moins déplaisante, ni plus tentante.
C'est qu'aussi, dans mes instants de tourments les plus forts, je ressentais toujours le besoin de créer, d'avancer dans mon oeuvre. Je ne quittais jamais du regard les lieux sombres qu'une curiosité infaillible m'obligeait à fixer. Je tentais de concilier l'alcool et le travail, mais cela ne put jamais fonctionner : Je n'étais pas de ces hommes dont la légende raconte qu'ils produisirent leurs grandes oeuvres en état d'ivresse. Ce que je faisais dans cet état, je devais le refaire. Et plus alarmant encore, sur la fin, comme je l'ai dit, je n'avais même plus la force de travailler.
Je cessais alors tout à fait de boire, sans qu'un évènement notable n'en soit la cause et puisse en marquer l'arrêt. Je l'ignorais mais, un soir ordinaire, j'avais bu mon dernier verre.
Il est difficile de dire pourquoi un buveur cesse tout à coup de boire. Les raisons varient certainement beaucoup trop d'un individu à l'autre pour que j'ose me lancer dans une analyse généralisante. Je sais seulement, de ce que j'ai observé des autres et en moi, que ni la raison, ni l'aide des proches n'ont quelque part à jouer dans cet abandon. Le buveur sait qu'il se détruit, sait qu'il blesse ses proches, sait qu'il irait mieux sans alcool ; voit qu'il n'en tire plus de plaisir ; voit sa soumission à cette boisson ; et quand même, ni la raison ni les proches ne savent le dissuader d'abandonner son vice. Cela cesse (sauf s'il meurt), un jour, « comme cela », lorsqu'un certain seuil est dépassé, situé à une distance qui varie d'un individu à l'autre et qu'il devra atteindre (s'il est inopportunément un homme libre) un verre après l'autre sans qu'aucun raccourci, dirait-on, ne puisse l'y amener.
Pour ma part, je dirais simplement que ce seuil a été fixé à une distance raisonnable de la mort. La volonté de créer (qui mua en imposition à créer), qui préexistait en moi, ne laissa assez de place sur ma route, pour l'expérience, qu'à une relativement courte rangée de verres au contenu à avaler.
Je passais donc les nuits de sevrage, m'éveillant un cauchemar après l'autre, m'éveillant dégoulinant de sueur ; et je sens ne devoir qu'à mon mystérieux hôte enragé qui, prenant le relais alors que j'étais vidé de toutes mes forces, d'avoir pu me laver et me nourrir – ne fût-ce qu'occasionnellement –, d'avoir pu m'amener plus loin sur ma route, déplaçant ma carcasse vidée de toute la chimie cérébrale qui vous fait sentir comme bonne ces tâches banales et nécessaires, qui vous enchante pour fonctionner normalement.
IV. 10. Interlude, vision de la dernière étape
Mes forces revinrent progressivement et, encore froissé par l'état de sevrage, irrémédiablement abîmé par toutes les blessures mentales, infligées et auto-infligées, je peignis les deux-cent-quarante-six planches de l'histoire de C. J'y consacrais des milliers d'heures, un trait de pinceau après l'autre, tous visibles, les milliers d'heures devant se voir, je signifiais : « Sentez l'acharnement que j'eus à dire mon sujet ».
Il était passé le temps où je me souciais de ce qu'allaient devenir mes productions dans le temps, et celui où je me souciais de la grandeur de mon travail. J'étais devenu un automate, pareil à mes sculptures les plus perfectionnées. Et celles-ci : je continuais toujours à les produire, les unes après les autres, agité par une colère calme, amalgame puissant de toutes celles passées, que mon corps, désormais vieux, avait accumulées. J'avais maintenant tant de sculptures et avais amélioré leurs mécanismes considérablement, capable désormais de travailler sans regarder en arrière, n'étant plus freiné par aucun besoin de plaire – comme mon tempérament solitaire était enraciné ! Oui, je le crois, oui, c'est à ce moment que tout commença : j'en vins à concevoir l'inverse : l'idée de déplaire entièrement, et lorsque j'ai réalisé comme elle me plaisait, cette idée, les esquisses de la dernière grande étape de mon oeuvre ont commencés à m'apparaître. Cette forêt allait être mon tombeau pharaonique, mon testament et le témoignage de ma haine infinie, une haine qui, à partir de ce moment, allait croître, croître, croître ! Cette forêt, j'allais l'habiter et la hanter pour l'éternité. Et ainsi ai-je travaillé, sobre, sans plaisir, sans déplaisir, des années durant, poussé par l'idée qu'enfin le terme de mon oeuvre était à ma portée car, lorsque je me questionnais intérieurement, « quoi, ensuite ? », pour la première fois de ma vie, je ne voyais rien d'autre. J'allais donc pouvoir parachever mon oeuvre sur un acte ultime, mais qu'il me fallait encore déterminer : Mes souffrances avaient une fin !
IV. 11. Le monde est une illusion
Je ne sais plus l'âge que j'avais dans la période qui suivit, ni combien de temps elle dura. À ce stade, je suis une larve humaine qui traîne un corps invalide à l'aide d'un seul membre décharné, un corps entaillé, saignant, écorché. Je me vois dans une forêt (ce n'est pas celle où j'habite) blessé par les cailloux, les branches et la terre rêche sur quoi je me traîne. Je vais en direction d'une caverne. C'est la seule chose de ce monde répétitif qui me semble différente du reste, intéressante. Aussi sombre et dangereuse qu'elle paraisse, j'y allais pour m'y enfoncer tant, explorer les mystérieux souterrains sombres, n'ignorant pas les bruits, n'ignorant pas que ce qui y rôde est aveugle et hostile à tout dérangement. Je devais y aller, ou bien j'allais seulement ramper sous l'arbre le plus proche, et boire et boire et boire jusqu'au bout. N'importe quoi, plutôt que l'ennui ; une terreur ou une autre ; une mort ou une autre ; au choix, celle qui me maintiendrait intrigué le plus longtemps pour aller le plus près du bout possible.
Je n'avais pas d'autres choix que vivre, car ma vie, à l'instar de celle de mes compatriotes, ne m'appartenait pas. L'honneur commande que l'on en prenne soin, par respect pour la plus insignifiante personne qui vous aime. Et hélas, si j'ai pu me débarrasser de beaucoup de ceux-là, je n'avais pas su le faire de parents si tendres ; deux personnes si lumineuses, si stables, qui savaient aimer, n'étant jamais trop proches ou trop distants. Ils ne me pressèrent jamais d'accomplir quoi que ce soit, ni ne négligèrent de susciter en moi un goût pour les choses de l'esprit (ce à quoi j'attribue de ne pas avoir mis un terme à mon existence plus tôt). Je les aimais tant, me disais-je, que j'allais tout endurer dans la vie pour ne pas les blesser. Alors, puisque je ne pouvais me morfondre, puisqu'il n'était donc question de faire de ma douleur la focale, je concentrais mes vues sur cette caverne noire dans laquelle je voyais alors que rien ne devait m'atteindre, car j'étais, à cause de mes parents – c'était ma malédiction –, IMMORTEL !
Ou le croyais-je ! On peut se penser fort. On peut se croire apte à endurer les ronces des vallées mortelles, à arpenter les sentiers dangereux, à endurer la torture par volonté, par la force d'un esprit, par la force du corps. Mais tout lecteur qui se sera une fois au moins enivré suffisamment aura expérimenté ce que je vais dire : toute cette « force » n'est rien d'autre qu'une illusion. L'on est fort si la chimie cérébrale se configure pour nous permettre de croire que nous le sommes. Et quand ces substances s'altèrent, se dérégulent – que l'alcool oeuvre ou quelque forme de dépression –, l'illusion se transforme, l'endurance n'est plus, la force n'est plus ; le corps n'est plus rien : l'on ne sait plus marcher, se laver, se nourrir ; et préserver nos proches de nos malheurs. La douleur, la douleur véritablement écrasante n'est pas quelque chose qui peut se porter. Si l'on soulève quelque fardeau c'est qu'il n'est qu'adapté au corps chétif et véritable d'un homme ; et la chimie d'un cerveau nous le fait voir, ce corps, comme immense et nous invente en puissant Goliath. Mais j'ai vu l'immensité réelle des douleurs que des résolutions et des phrases ne suffisent pas à supporter. J'ai vu ce qu'un corps ne peut porter lorsque le monde vous repeint avec un corps faible, ou peint une immense douleur.
Le monde entier est une illusion. Il est tenable ou même aimable dès lors que la chimie sous le crâne vous le teint correctement ; il est noir et destructeur lorsqu'elle vous le teint autrement. Dans un même espace, il est endurable et il est insupportable.
IV. 12. La vallée de l'ombre de la mort
De terribles années à sculpter passèrent. Des années que j'avais depuis longtemps prévues d'endurer, et voilà que j'y étais, dans cette fameuse, terrible et horrifiante vallée de l'ombre de la mort.
C'est un désert aride. Le ciel est noir en plein jour, et la lune éclaire pâlement les nuits. Des arbres desséchés, pourrissants, ponctuent le paysage ici et là. Je n'y vis rien. Je n'y vis rien de grand, de secret, de révélateur. Je n'y vis rien de ce que je cherchais. Le monde lointain ondule sur le sol brûlant, mais j'ai froid. Je m'enfonce encore dans la vallée, tenant à l'idée que mon voyage ne pouvait que toucher bientôt à son terme.
Mes parents sont partis il y a quelques années et moi, j'ai continué. Je n'avais plus d'amis et je n'avais maintenant plus de famille. Je pense à mes soeurs, mais nous n'avons jamais correspondu. Nous nous aimions pudiquement. J'allais finir ma vie, comme prévu, seul.
Je regarde en arrière un instant. J'étais heureux lorsque je croyais souffrir dans mon acharnement. J'avais un objectif ; j'avais construit un sens à ma vie. Et qu'il était doux de planifier une expédition mentale que je rêvais à la fois dangereuse et enrichissante. Je savais que la souffrance et le mal seraient à endurer si j'atteignais ma destination, et maintenant que je les ressentais pleinement, je sus enfin ce que j'ai toujours fait : délayer cette expédition au nom de laquelle je m'interdisais l'accès à un certain savoir : Qu'aucune préparation n'était possible. J'ai défié la nature des choses, les forces supérieures et déterminantes, et j'ai été broyé. Mais je n'allais pas me laisser oblitérer de l'existence comme une fourmi muette parmi les fourmis ; j'allais témoigner une rage qui s'entendra jusqu'aux oreilles des maîtres invisibles et gigantesques qui existent séparés de nous autres par la vallée de l'ombre de la mort.
De rage, je préparais mon magnum opus.
IV. 13. Dernière époque
Je lus, il y a longtemps, l'histoire d'une femme immortelle, une vampire, lascive et ennuyée dans son repaire qui, quand même, après un millier d'années d'existence prétendait, à un homme qui la rencontrait, avoir encore des livres à lire. Niaiserie ! il n'existe qu'un nombre fini d'agencements ; j'enrage de ne pas savoir en découvrir de nouveaux ! Je connais toutes les histoires du monde, je les ai toutes lues, et toutes vues ! J'en connais tous les débuts, et j'en connais toutes les fins ! L'originalité ne tient qu'à d'infimes variations puériles qui altèrent si peu le propos.
Il y a longtemps, j'ai connu des femmes et m'en suis désintéressé à un âge prématuré. J'en ignorais cette vérité tragique : que déjà, je les avais toutes connues ; celles que j'allais rencontrer après seraient les mêmes, plus décevantes et plus ennuyantes les unes des autres, l'excitation de la découverte ternie ! Le champ des possibles n'est pas infini ; il ne faut pas mille ans à errer sur terre pour avoir connu toutes les femmes, tous les hommes, toutes les peintures, toutes les histoires ! Il en suffit d'une cinquantaine – peut-être moins ! – bien remplies, je l'ai vu, et quelle douleur de l'écrire, quelle douleur ! J'ai embrasé la solitude, ai accepté ses tourments pour devenir endurant, capable de voyager ensuite plus rapidement qu'aucun dans les contrées de l'esprit et qu'y ai-je vu ? Non pas des nouveautés, non pas des réponses à de grands mystères ou ne serait-ce que de simples singularités. J'y ai vu des hommes. J'y ai vu des hommes qui étaient là avant moi, et j'ai vu les bords de ces contrées. Alors j'ai fait demi-tour et suis allé voir ailleurs ; seul, j'étais plus leste et plus agile que quiconque ; et j'y ai vu des bords partout. J'étouffe ! Le monde est un petit cube hermétique de possibilités en nombre fini.
Ainsi concevais-je les choses ; ou plutôt « Réalisais-je » les choses. Car, je n'étais pas acteur. Ces visions du monde s'assenaient à moi avec une force imparable mise dans une structure qui semblait indémontable.
Ma frustration à son comble, je réalisais dans un état, mélange de terreur abominable, de rage et d'impatience, mes dernières sculptures, puisant dans mes dernières forces.
La fin approche. Et il me semble revivre à l'écriture de ces dernières phrases l'horreur des années condensées. Il me faut me dépêcher sans pour autant ne rien omettre.
Mes sculptures prenaient des allures atroces. Et certaines ne tenaient plus rien de l'humanité ; qu'importait maintenant qu'elles me plaisent. Au contraire, ma haine grandissante, à l'inverse de mes jeunes années, je les souhaitais repoussantes, déstabilisantes, dangereuses.
Mes recherches étaient allées au-delà de mes jeunes espérances : Mes sculptures pouvaient non seulement se mouvoir perpétuellement, mais elles pouvaient faire bien plus ; complètement automatisées, je les paramétrais pour errer à jamais dans cette forêt et pour protéger mon oeuvre, la vraie, la belle, celle que je craignais autrefois qu'elle ne soit pas l'oeuvre d'art dans la puissance que je fantasmais de lui donner.
C'est, au final, ma férocité et ma haine qu'incarnent mes sculptures abominables qui protégeront ma pureté perdue, qu'incarnent mes anciennes sculptures ; maladroitement sculptée, malhabiles, incapables de se mouvoir sans être relevées, aux formes imprécises. Les unes vont être complémentaires des autres. Les unes seront fortes. Les unes seront belles.
Je suis allé trop loin dans les contrées obscures de l'esprit. Mes rêves, les images qui se projettent sur la paroi close de mes paupières, m'imposent des combinaisons d'innommables horreurs se tractant de manière dégoûtante. Et si autrefois j'avais du contrôle sur mes pensées, si autrefois je savais les faire disparaître, ce pouvoir je ne l'ai plus. Les monstres des vallées de l'ombre de la mort ont gagnés et, en surnombre, me submergent. Je ne peux leur échapper à elles qui, jusque dans mon sommeil, me traquent sans répit.
Je n'irais pas jusqu'au bout. Mais je suis arrivé bien assez loin, chargé de l'esprit qui est le mien.
Je ne peux revenir. J'en ai terminé.
Ce manuscrit sera placé dans une bouteille que je jetterais dans une célèbre baie où d'étranges courant expulsent loin en mer tout ce qui y flotte. L'autre copie, produite par transpercement du papier sera envoyée aux gestionnaires de Mé'elle. Je leur dois de les informer de mon oeuvre.
CAR DEMAIN COULERA MON SANG DANS LES VEINES DE BOIS DE MES SCULPTURES ABOMINABLES ! MILLE ME DÉVORERONT DE TOUTES LES DENTS QU'ELLES ONT, DU VENTRE, DES BRAS, ELLES M'ÉCHARPERONT. ELLES PROMÈNERONT ÉTERNELLEMENT MA CHAIR POURRISSANTE, MON COEUR ET MES ORGANES, HABITÉES PAR MON CONDUCTEUR ÉTERNEL. ELLES SERONT MA HAINE VAGABONDE, DANGEREUSE ! CRAIGNEZ QU'ELLE NE VOUS DÉVORE. FERMEZ CETTE FORÊT, CAR ELLE EST MIENNE, ELLE EST MON OEUVRE, ELLE EST MON TÉMOIGNAGE. ELLE EST LA BLESSURE QUE J'INFLIGE A CETTE PLANÈTE, AU CORPS DE L'ESPRIT NOIR ; ET QUE CETTE BALAFRE NE CICATRISE JAMAIS, JE M'EN SUIS ASSURÉ DE TANT DE MANIÈRES ; PRENEZ GARDE !
Ainsi s'acheva le manuscrit.
Nous avons voyagé, Zulie et moi, pour trouver cette ville appelée Mé'elle, et vérifier les propos de l'auteur.
La ville existait bel et bien ; une forêt y était effectivement voisine. Or, celle-ci était longée d'une haute clôture surmontée de fil de fer barbelé et il nous fut interdit d'y accéder pour des raisons vagues et nous a-t-il semblé, superficielles. Nous avons logé une semaine à Mé'elle, mais nous n'avons pu recueillir aucune information sur ce qui existait ou non à l'intérieur de cette clôture.
Au bout du compte, durant ce séjour, nous pûmes seulement confirmer ceci : Une copie du manuscrit traduit par votre serviteur existait bel et bien et avait été reçue à la mairie il y a deux ans. Les habitants de Mé'elle, autant par tabou que par superstition, semblait-il, se refusaient à parler de la forêt. De fait, nous crûmes deviner qu'ils n'en savaient rien non plus et les rares dires à ce sujet n'étaient jamais que des « dires ».
Tout de même, un évènement de notre séjour à Mé'elle mérite, il se peut – le lecteur sera juge –, d'être mentionné ici.
Une nuit, un vrombissement nous réveilla, Zulie et moi. Il était de ces sons à basse fréquence, constant et régulier, agaçant et dont l'origine nous fut difficile à déterminer. Au début nous crûmes qu'il s'agissait d'un générateur d'énergie appartenant à l'hôtel. Aussi nous nous mîmes en tête de confirmer notre hypothèse en collant nos oreilles contre divers murs. Arrivés à la fenêtre, il s'avéra que le son venait de l'extérieur et, d'une étrange nature, semblait se propager dans les parois de bois de l'hôtel. Ouvrant grand la fenêtre, nous avons déterminé qu'il venait de la forêt sur laquelle nous avions vu. Nous avons alors écouté ce bruit pendant plusieurs minutes, conjecturant sur son origine. Et soudain, il cessa.
Par cette chaude nuit d'été, plus aucun son ne se fit entendre. Aucun. Une terreur nous saisit : Qu'y avait-il d'étrange à ce que le silence soit en pleine nuit ? Nous ne le sûmes d'abord qu'inconsciemment, et ce fut cause de notre malaise : Que s'était-il produit qui provoqua le mutisme simultané des innombrables cigales qui, un instant avant, étaient si bruyantes ? Et soudain, un grincement métallique aigu s'entendit, clairement provenant de la forêt, puis se prolongea de moins en moins audible pendant une longue trentaine de secondes.
Nous avons questionné notre hôte et quelques autres personnes de la ville avant de repartir. Tout ce que nous obtînmes comme réponse fut :
« Cela vient de la forêt ; cela se produit, parfois. »